Expo : le photographe Juergen Teller se met à nu au Grand Palais Éphémère
Célèbre pour ses clichés de mode et ses portraits bruts et irrévérencieux, Juergen Teller présente cet hiver sa première rétrospective en France, au Grand Palais Éphémère. Une exposition riche de 800 images et vidéos, qui souligne l’importance d’un photographe déjà culte.
par Nathan Merchadier.
Juergen Teller révolutionne la photographie de mode
Les réalisations de Juergen Teller, qui recouvrent les grands panneaux de bois dressés dans le Grand Palais Éphémère, semblent à première vue prosaïques, tant du point de vue des sujets que de la technique. Pourtant, le style brut qui a fait sa réputation s’avère bien plus travaillé qu’il n’y paraît. À travers ses clichés, le photographe s’amuse à s’affranchir des conventions parfois trop léchées de la photographie de mode pour délivrer des images saisissantes d’authenticité. Ainsi, certaines de ses photos dévoilent des modèles dans toute leur intimité, souvent nus, peu maquillés ou dans des situations inattendues.
Juergen Teller au Grand Palais Éphémère : une rétrospective historique
Peu d’artistes peuvent se targuer d’avoir à leur disposition un lieu comme le Grand Palais Éphémère. Après l’impressionnante exposition qu’y présentait le plasticien allemand Anselm Kiefer il y a deux ans, invitant alors le public à découvrir ses immenses toiles denses et mélancoliques, c’est au tour d’un autre grand artiste de l’outre-Rhin de recevoir ce privilège : Juergen Teller, parfois surnommé “l’enfant terrible de la photographie”, dont les images irrévérencieuses ont marqué l’histoire de la mode et de la pop culture.
L’intervention du photographe allemand de 59 ans, qui semble s’emparer des quelques 10 000 m2 du bâtiment parisien comme d’un terrain de jeu, annonce la couleur dès son impressionnante scénographie imaginée par l’architecte Tom Emerson. Conçue comme le chemin de fer d’un magazine de mode, la première rétrospective de l’artiste en France réunit non moins de 800 images sobrement punaisés sur les grands panneaux de bois, retraçant non moins quatre décennies de carrière. On y croise nombre de ses clichés cultes, de ses portraits de grandes stars de la musique – Björk, Kurt Cobain – aux campagnes provocantes qu’il s’est amusé à réaliser pour de nombreuses maisons de mode – Saint Laurent, Marc Jacobs…
Intitulée “I need to live”, cette monographie initiée par Chris Dercon, à l’époque président de la Réunion des musées nationaux (RMN)-Grand Palais – depuis nommé à la tête de la Fondation Cartier –, entend ainsi faire découvrir les multiples facettes du travail d’un photographe inclassable et touche-à-tout, avec l’œil du commissaire d’exposition Thomas Weski mais aussi de Dovile Drizyte, épouse et fidèle collaboratrice de l’Allemand. Un parcours ambitieux qui débute en toute logique avec un portrait de Juergen Teller capturé par son père au milieu des années 60, alors qu’il n’est encore qu’un nourrisson.
Juergen Teller : un artiste qui révolutionne la photographie de mode
Né en 1964 à Erlangen en Allemagne, Juergen Teller se passionne pour la photographie peu après le suicide de son père, lorsqu’il est âgé de 14 ans. Bien qu’il explore à ses débuts plusieurs genres photographiques, le jeune homme est d’abord approché par des marques de mode pour réaliser leurs campagnes, ainsi que des magazines en vogue – Another Magazine, The Face, I-D… – pour lesquels il réalisera des séries modes teintées d’humour, rapidement louées pour leur caractère désinvolte. Bien loin des normes en vigueur, le photographe impose ainsi sa vision décalée en faisant apparaître ce que l’industrie voudrait souvent lisser, voire cacher, à l’instar des rides et les imperfections de ses modèles, immortalisées avec peu de maquillage et “au naturel”.
En atteste sa série intitulée Paradis XIV (2009), où la mannequin Raquel Zimmermann pose nue dans les salles du musée du Louvre, certaines des réalisations de Juergen Teller semblent à première vue prosaïques et sans filtres, tant du point de vue des sujets que de la technique. Pourtant, le style brut qui a fait sa réputation s’avère bien plus travaillé qu’il n’y paraît. À travers ses clichés, le photographe s’amuse à mettre en scènes mannequins et actrices dans des situations inattendues et postures loufoques, à travers des points de vue et cadrages parfois étonnants, ou encore l’utilisation d’un flash puissant et direct, l’une de ses signatures. Une approche qui met souvent en exergue la vulnérabilité de ses sujets : en 2009, l’artiste espiègle photographie par exemple la créatrice de mode Vivienne Westwood – alors âgée de 68 ans – dans le plus simple appareil, rendant hommage à cette papesse du punk de la mode, tout en interrogeant notre rapport contemporain aux standards de beauté et au vieillissement du corps féminin.
Au-delà de la mode, les autoportraits décalés de Juergen Teller
Comme le montre la rétrospective, le travail de Juergen Teller est loin de se limiter à la sphère de la mode. Pensée comme un journal intime, l’exposition explore aussi des volets moins connus de sa pratique, tels que la vidéo, et surtout l’autoportrait, fil rouge de son œuvre. Des clichés où l’artiste n’hésite pas à se montrer, à l’image de ses modèles, sans fard et avec une certaine fragilité, dans des situations absurdes et souvent grotesques qui apportent la touche d’humour qui le caractérise. L’affiche de l’exposition annonce elle-même la couleur : le photographe y apparaît seulement vêtu d’un caleçon rose et avachi sur un matelas blanc sur le trottoir d’une rue, une poignée de ballons à la main. Aussi étonnante que loufoque, l’image est, à elle seule, emblématique du style “telleresque”.
Mais les autoportraits de Juergen Teller ne sont pas toujours un exercice solitaire. En 2007, chargé d’immortaliser la grande actrice Charlotte Rampling, le photographe s’invite à l’intérieur du cadre, allongé complètement nu sur un piano. Une occasion parmi d’autres de dresser sa propre caricature, comme il le confie dans un entretien au journal Libération : “Avec des autoportraits, je n’ai de compte à rendre à personne. Je peux faire ce que je veux de moi-même. Je peux être impitoyable. Je n’ai pas à m’occuper de la vanité de quelqu’un d’autre.”
Au fil des multiples clichés montrés au sein de l’institution, Juergen Teller imagine, au-delà d’une simple présentation de son travail, une histoire complexe centrée sur son propre personnage. Si le “bébé Juergen Teller” introduit cette rétrospective d’envergure, celle-ci se clot avec le portfolio qu’il a récemment réalisé pour l’édition automne-hiver 2023 du magazine new-yorkais Document. Sur ces images, le photographe et sa compagne Dovile Drizyte réinterprètent quelques uns de ses clichés phares en mettant cette fois-ci en scène leur propre nourrisson, que l’on découvre notamment photographié dans un sac de shopping – pastiche de la célèbre campagne réalisée pour Marc Jacobs avec Victoria Beckham en 2007. Intitulé Iggy Teller fait Teller, cette dernière série confirme l’impact du sexagénaire sur l’histoire de la photographie et de la mode, mais aussi, plus largement, sur la culture de notre époque.
“Juergen Teller. I need to live”, jusqu’au 9 janvier 2024 au Grand Palais Ephémère, Paris 7e.