Casa Susanna : une expo raconte l’incroyable eldorado des hommes travestis et femmes transgenres
A l’aube des années 60, une maison dans la forêt des Catskills baptisée “Casa Susanna” deviendra un refuge pour les hommes travestis et femmes transgenres souhaitant vivre pleinement leur identité à l’abri des regards. Une histoire hors du commun racontée par un récent documentaire de Sébastien Lifshitz et une exposition au festival Les Rencontres d’Arles cet été.
par Nathan Merchadier.
Casa Susanna : un refuge pour les marginaux
En 1958, Marie Tornell est propriétaire d’une boutique de perruques sur la 5e Avenue à New York. Elle croise un jour, un peu par hasard, la route de Tito Arriagada, un homme prétendant être à la recherche d’une perruque pour un membre de sa famille. En voyant l’homme se présenter dans sa boutique, Marie comprend qu’il est en réalité à la recherche d’une chevelure pour son propre usage. Les deux protagonistes se marient la même année et fondent rapidement la Casa Susanna (en hommage à Susanna Valenti, le nom de travesti de Tito) dans la maison de Marie Tornell à quelques centaines de kilomètres au nord du tumulte de la Grosse Pomme. Au milieu des arbres et des montagnes des Catskills et à l’abri des regards, la propriété du couple deviendra peu à peu un espace ouvert aux hommes travestis et femmes transgenres qui souhaitent assumer leur identité féminine au quotidien – et à l’abri des regards, dans une société encore très répressive et stigmatisante. Un lieu hors du commun que raconte à la fois un documentaire de Sébastien Lifshitz, sorti l’an passé et actuellement disponible sur Arte, ainsi qu’une exposition de clichés d’archives au festival Les Rencontres d’Arles, qui vient tout juste d’ouvrir ses portes.
Vivant tous et toutes cette identité dans le secret, la plupart des visiteurs de la Casa Susanna se rencontrent à l’époque par l’intermédiaire de petites annonces publiées dans le journal Transvestia – premier titre de cette envergure dédié à la communauté des travestis – et découvrent ce refuge avec l’aide de ce support et du bouche-à-oreille. Là-bas, ces individus parfois venus de loin échappent, souvent le temps d’un week-end ou d’un été, à leur quotidien de banquiers, d’ingénieurs ou encore d’instituteurs, trouvant enfin l’opportunité libératrice d’échanger autour de leur situation et partager leurs doutes et leurs rêves. Certains viennent même avec leur épouse, qui les accompagnent et les soutiennent dans cette double vie cachée. Car le contexte politique et social de l’époque en Amérique est encore très hostile, condamnant le travestissement mais aussi l’homosexualité dans la majorité des États, jusqu’en 1962.
La Casa Susanna : de l’oubli à la lumière
L’ambition des deux fondateurs de la Casa Susanna dépasse peu à peu les frontières du jardin de leur petite maison. En accord avec le maire du village voisin, les deux époux organisent chaque semaines des spectacles façon cabaret durant lesquels la communauté de personnes travestie qui s’est constituée autour de la Casa Susanna peut se retrouver pour performer. En fuyant New York, les normes et les codes institués dans l’Amérique puritaine des années soixante, ces anonymes avaient alors trouvé un espace dans lequel ils pouvaient se sentir libres. Mais ce qui ressemblait durant une dizaine d’années à un véritable eldorado pour la communauté travestie devait malheureusement avoir une fin. Frappé d’une maladie incurable, Tito finit par être contraint de quitter la Casa Susanna pour retourner vivre à New York. Séparé physiquement de sa femme, que les problèmes de santé avaient également rendue peu mobile et syllogomane, il vécu pleinement sous l’identité de Susanna Valenti jusqu’à son décès à l’aube des années 1970. N’ayant plus la force de garder en vie le lieu qu’elle avait créé avec son époux, Marie Tornell fût contrainte d’abandonner la Casa Susanna.
Pour certains, cette maison est devenu un symbole voir le fantasme d’une époque pendant laquelle ces hommes et ces femmes pouvaient vivre leur travestissement comme ils l’entendaient, sans se soucier des regards de la société. Les transformations physiques de ces hommes, portant des robes et des perruques pour affirmer leur identité étaient ainsi documentées par le biais de photographies, régulièrement prises au Polaroïd. Des images d’archives qui auraient bien pu rester dans l’oubli, mais c’était sans compter sur leur découverte, par hasard, en 2004 par l’antiquaire Robert Swope sur un marché aux puces new-yorkais.
La Casa Susanna à l’honneur aux Rencontres de la photographie à Arles
Ces histoires, ces destins et ces bribes de vie se révèlent ainsi magnifiées dans le documentaire Casa Susanna (2022) de Sébastien Lifshitz. Le réalisateur, qui explorait déjà les thèmes de l’intimité, de la quête intérieure et de l’homosexualité dans Les Invisibles (en 2012), ou encore dans Adolescentes (2019), rassemble à travers les témoignages d’anciens membres de la Casa Susanna – Katherine Cummings, Diana Merry-Shapiro mais aussi celui de Betsy Wollheim, la fille d’un des invités réguliers de cette maison exceptionnelle – quelques instants de vie ayant eu lieu dans cet eldorado aujourd’hui laissé à l’abandon. Cet été, sa mémoire et celle de ses visiteurs est retransmise par une exposition dédiée au festival des Rencontres de la photographie à Arles. Quelques-unes des trois-cent-quarante photographies d’époque, trouvées par deux antiquaires sur un marché aux puces de New York, sont ainsi présentées au public à l’espace Van Gogh jusqu’à la fin septembre 2023.
L’exposition Casa Susanna au festival des Rencontres de la photographie à Arles est visible jusqu’au 24 septembre 2023.
Le documentaire Casa Susanna (2022) de Sébastien Lifshitz, disponible sur arte.com jusqu’au 12 octobre 2023.