L’artiste-chamane Kiki Smith ensorcèle la Monnaie de Paris
Jusqu'au 9 février, la Monnaie de Paris consacre la quasi totalité de ses espaces à l'artiste américaine Kiki Smith, qui y présente sa première rétrospective d'ampleur dans une institution française. Retour sur les lignes fortes de son œuvre à travers ses trois thématiques les plus récurrentes.
Par Matthieu Jacquet.
Son nom n’est pas des plus familiers aux oreilles du public français, pourtant l’artiste américaine Kiki Smith, fille de l'artiste minimaliste Tony Smith et de la chanteuse d'opéra Jane Lawrence Smith, a su construire au fil du temps une œuvre remarquable et très reconnaissable. De la sculpture au dessin en passant par la tapisserie, ses productions suivent depuis quatre décennies le même fil rouge, interrogeant les représentations du corps féminin et le rapport de l'être humain à la nature. Jusqu’au 9 février prochain, la Monnaie de Paris balaye l’ensemble de la carrière artistique depuis la fin des années 70. Retour sur trois thématiques majeures du travail de cette plasticienne un rien chamanique.
1. Le corps féminin sous toutes ses formes
Trois jeunes filles et trois brebis sculptées dans le bronze et allongées sur les carreaux noir et blanc : voilà le surprenant tableau qui nous accueille dans la première – et si majestueuse – salle de la Monnaie de Paris. Comme surpris en plein sommeil, ces personnages paisibles esquissent les premiers traits de l’œuvre de Kiki Smith, une rencontre harmonieuse et évidente de la femme avec la nature et le monde animal. Car, tout au long d’une carrière s’étalant sur une quarantaine d'années, l'artiste s’est montrée animée par le désir de représenter l’exaltation de la féminité, que celle-ci passe par la douleur ou l’apaisement. Au fil des espaces intérieurs et extérieurs de la Monnaie, nous sommes guidés par ces corps en situation : la sorcière brûlée sur un bûcher, la femme crucifiée mimant le Christ, l’esclave à la cheville enchaînée, la jeune fille agenouillée en position de recueillement, l’adolescente submergée par ses flux organiques ou encore la femme aux entrailles à vif, sculptée les bras ouverts pour rappeler une madone. L’exposition s’achève d’ailleurs avec ses gravures Impressions bleues sur papier, qui proposent un trombinoscope de figures féminines réelles, fictives ou archétypales.
“Toute l’histoire du monde réside dans votre corps”, affirme Kiki Smith. Un postulat que son œuvre ne saurait contredire, tissant tout au long de cette rétrospective – avec une fluidité déconcertante – des liens entre l’infiniment grand et l'intime corporel. Pour preuve, au début des années 1990, l’artiste compose à partir de fragments d’aluminium moulés sur les nervures de l’épiderme humain de saisissants paysages abstraits, qui mêlent la froideur du matériau au pouvoir sensoriel de sa surface d’impression. Au-delà de la figure de la femme et de ses nombreuses portées symboliques, le corps triomphe donc ici comme moyen de l’expression artistique même, loin d’être réduit au seul sujet de ses œuvres.
2. L’animal à l'état sauvage
Les figures animales se joignent aux figures humaines dès la première salle de l’exposition. Elle ressurgiront plus tard, composant un véritable bestiaire. Outre les brebis en bronze, on découvre dans le même espace des animaux miniatures exposés dans les armoires sous verre tels des reliques d’orfèvrerie : des colombes, des aigles ou encore des guêpes sont figées par l’artiste comme des bas reliefs, dans le bronze plaqué or, l’argent, l’aluminium ou même la porcelaine. Par ces techniques et modalités d’exposition, Kiki Smith montre son goût pour la collection de pièces de monnaie, ayant partiellement motivé la préparation de cette rétrospective parisienne. Dans Rapture, l’une des sculptures les plus mémorables de l’exposition, l’artiste représente explicitement une femme émergeant du cadavre d’un loup éventré, naissance allégorique qui n’est pas sans rappeler le mythe des jumeaux Romulus et Remus, supposés fondateurs de Rome allaités par une louve. Mais cette œuvre peut également évoquer l’issue du conte du Petit chaperon rouge, dont le personnage principal termine dévoré par l’animal féroce. Ici, Kiki Smith propose sa version revue et corrigée de ces légendes populaires, imbibée par sa vision holistique de l’être humain et de la nature qui manifeste un retour aux origines, aux pulsions et aux instincts primaires de chaque être vivant. Le propre des mythes ne serait-il pas d’être réinterprétés ?
3. La forêt, la nuit et leurs mystères
Aujourd’hui âgée de 65 ans, Kiki Smith dit avec la vieillesse “se voir progressivement quitter son propre corps”. Ce décentrement de soi provoque chez l’artiste un nouvel émerveillement, presque naïf, face aux richesses de la nature. Constantes de ses œuvres, les arbres et les ciels nocturnes étoilés y forment des paysages mystiques dont la profondeur et le mystère évoquent, en filigrane, la manifestation de phénomènes occultes et surnaturels. Kiki Smith invente sa propre cosmologie teintée de magie, qu’elle transpose aussi bien dans des dessins en noir et blanc sur papier, dans des sculptures en bronze où s'érigent des sapins et des comètes, que dans des créations textiles riches en couleurs. Lorsque l’Américaine visite il y a quelques années le château d’Angers, elle y découvre la célèbre tenture de l’Apocalypse, une tapisserie médiévale de 140 mètres de long au total. Inspirée par cette œuvre monumentale ainsi que par les créations de l’artiste Jean Lurçat, elle fait produire entre 2012 et 2015 des tapisseries en coton à l’aide de métiers Jacquard. En résultent des décors fantastiques et fascinants où se retrouvent tous les éléments phares de son travail, comme pour en opérer la parfaite synthèse : un corps de femme nue, un loup et une biche dans les bois, un homme enserré par les ronces ou encore des oiseaux en plein vol. Bien qu’installées dans les salles lumineuses de la Monnaie de Paris, les œuvres de Kiki Smith invoquent ainsi immédiatement la nuit et ses nombreux mystères. Tout au long de l’exposition, la lune complice nous berce et nous surveille.
Kiki Smith, jusqu’au 9 février 2020 à la Monnaie de Paris, Paris 6e.