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Comment les photographies de Torbjørn Rødland sèment le doute sur notre réalité
L’art n’a-t-il pas pour mission de nous questionner plutôt que de nous rassurer ? Les photographies de Torbjørn Rødland dévoilent un aspect problématique propre à toute œuvre d’art. Leur séduction se double d’un sens obscur, laissant à chacun le soin de les interpréter comme bon lui semble.
On a décidément changé d’époque. De plus en plus souvent, on peut lire ici ou là que telle ou telle œuvre est “problématique” – et en général, ce n’est pas bon signe pour l’œuvre en question, du même coup propulsée à l’aplomb du précipice de la cancel culture, sinon de diverses formes de suspicion. Qu’elle soit “problématique”, c’est pourtant bien la moindre des choses que l’on puisse attendre d’une œuvre, en tout cas c’est dans un premier temps l’une des caractéristiques qui la différencie de la publicité, de la propagande ou de la décoration. Il n’y a que les œuvres “problématiques” pour construire l’histoire de l’art : les autres, peut-être, et même les plus explicitement revendicatrices d’entre elles, ne font qu’alimenter l’industrie de l’entertainment – ce qui n’est pas “problématique” en soi mais représente, convenons-en, un autre objectif. À 50 ans passés, le photographe norvégien Torbjørn Rødland est à la tête d’une œuvre qu’il a voulue en effet résolument “problématique” : non pas libérée du sens, mais sujette à interprétation. “Si quelqu’un regarde une de mes images et me demande ce qu’elle veut dire, je réponds : ‘Oui, qu’est-ce que ça veut dire ?’ Je crée ces images parce que je m’intéresse à leur histoire. J’espère que tout le monde peut s’imaginer quelque chose en les regardant, y trouver du sens.”
Torbjørn Rødland est né en 1970 à Stavanger, quatrième plus grande ville de Norvège – l’une des plus anciennes aussi, fondée en 1125 – et s’est depuis une dizaine d’années installé à Los Angeles, dans le quartier montagneux de Laurel Canyon. À Stavanger, il suivit un cursus de cultural studies, puis il obtint son diplôme au National College of Art and Design de Bergen. Les premières œuvres qu’il exposa furent réalisées alors qu’il était encore étudiant : composée de 21 images, la série In a Norwegian Landscape (1993-1995) est une succession d’autoportraits qui le présentent dans la nature norvégienne évidemment magnifique. Sur les sept premières, il porte un sac en plastique de supermarché : ce sac, à lui seul, produit un trouble tant sa présence semble déconstruire la parfaite beauté de la situation sans la ruiner totalement.
“Je crée ces images parce que je m’intéresse à leur histoire.”
Curieusement, cette série d’images désormais trentenaire pourrait apparaître dans l’œuvre du photographe aujourd’hui et on n’y verrait que du feu, et cette observation pourrait aussi s’appliquer à des images plus anciennes encore, qu’il n’exposa pas, mais consentit à publier dans le magazine Dazed. L’une d’elles (déjà un autoportrait) le montre, adolescent, fixant l’objectif et tenant à la main un mug orné d’un œil, ce troisième œil compliquant pas mal la scène, ou, plus justement, lui offrant des possibilités narratives moins littérales. Rødland eut l’occasion de comprendre assez tôt que faire une image complexe est un choix difficile : tandis qu’adolescent il contribuait à des journaux locaux par des dessins de presse, il constata que l’on fit de moins en moins appel à ses services au fur et à mesure que ses dessins devinrent plus ambigus.
Sa grande exposition présentée au Jones Center (The Contemporary Austin, Texas) jusqu’au 15 août s’intitule “Bible Eye”. Celle qui s’est achevée en mars 2021 à la Galerie Eva Presenhuber de Zurich, portait le nom suivant : “More than Tongue Can Tell”. La réunion de ces deux titres donne le ton de son œuvre photographique qui, depuis les années 90, n’a pas renoncé à inspirer jouissance et inquiétude en imposant au spectateur une forme différente de transaction. Au lieu de s’adresser à nous chargée d’un sens que nous devrions simplement comprendre, et puis l’affaire serait faite, les œuvres de Torbjørn Rødland nous confrontent à toutes sortes d’hypothèses : elles sont structurées de telle manière que, aussi différents que nous soyons les uns des autres, ce sens diffère pour chacun d’entre nous. Et ce sont des pièges diaboliques qui deviennent rapidement obsédants, parce qu’en même temps que nous projetons ce sens sur elles, nous avons parfaitement conscience que ce sens ne dépend que de nous. “J’aime considérer que les cartes de tarot sont de très bons modèles pour mes images. Chaque carte a une symbolique, mais sa signification est très ouverte, elle dépend de la personne qui lit la carte, pour qui elle la lit, et elle change en fonction des autres cartes placées à gauche et à droite. La carte de tarot reste ouverte aux questions que se pose chaque individu, à son histoire, et, dans mon cas, aux mémoires de la photographie populaire. Si j’étais sûr à 100 % de ce que signifie une de mes photos, alors je n’aurais pas très envie de la montrer, ni même de la prendre, d’ailleurs. Je m’intéresse à tout ce qui a plusieurs degrés de signification, ce qui peut changer de sens. C’est ce qui fait que des personnes différentes peuvent avoir une lecture différente de l’image finale”, expliquait-il à Trine Stephensen pour le Paper Journal.
Les images de Torbjørn Rødland ne produisent pas d’étrangeté, elles produisent le doute et, comme l’irruption d’un sac en plastique porté à la main dans une nature grandiose déjoue l’intention de la “belle photographie”, ont souvent simplement recours à un principe de dualité. Deux personnages dans l’image (quand bien même on ne voit qu’une main de l’un d’eux) sont souvent d’ethnie, de taille ou d’âge différents : rien n’est jamais aussi simple qu’il y paraît, et dans ce léger pas de côté depuis l’évidence s’engouffre le doute et commence la narration. Il est assez étonnant d’être confronté à une image qui choisit d’être muette et en même temps semble nous dire : “C’est à vous de jouer.” Paradoxalement, c’est cette ambiguïté qui fait leur style et leur homogénéité, exactement de la même manière que chaque épisode de la série télévisée Black Mirror peut mettre en scène des acteurs totalement différents, se jouer à des époques totalement différentes, mais former quand même un ensemble au style unique.
“Si j’étais sûr à 100 % de ce que signifie une de mes photos, alors je n’aurais pas très envie de la montrer, ni même de la prendre, d’ailleurs.”
L’œuvre de Rødland se déploie désormais sur une trentaine d’années, mais il est bien difficile de dire si telle œuvre est nouvelle ou plus ancienne. Non pas qu’il ait traversé l’histoire récente de la photographie sans prendre acte des bifurcations que lui ont infligées la photographie publicitaire dans les années 90, la photographie de mode dans les années 2000 et la photographie intime de l’ère des réseaux sociaux et de l’exposition de soi. Mais les inflexions imposées par les images en général à sa photographie en particulier ne sont, elles non plus, pas littérales : tout au plus de simples pièges pour apprivoiser notre attention. En outre, ses œuvres ont traversé le temps sans se laisser impressionner par la photographie digitale : Rødland n’utilise que l’argentique – et consent à l’incertitude d’un résultat sans repentir. Les repentirs, en la matière, seraient bien inutiles. Ses images semblent le fruit d’une telle patiente préméditation qu’elles convoquent des clairs-obscurs caravagesques sophistiqués ou semblent s’en remettre aux conditions climatiques de l’instant.
“Ses images ont des destinations précises, certaines ont vocation à être exposées, d’autres à être publiées dans des magazines, d’autres à être rassemblées dans des livres, ce qui crée parfois une certaine confusion chez les collectionneurs”, explique Florence Bonnefous, qui expose l’artiste à Paris depuis 1999 dans sa galerie Air de Paris. Et en de rares occasions, les images changent de catégorie. Ainsi, il exposa en 2015, à la galerie Rodolphe Janssen à Bruxelles, un ensemble de photographies mettant en scène Paris Hilton – qui lui avaient été commandées par le magazine Purple. “Elle est assise entre ses deux chiens. Elle a l’air calme, mais son Instagram est en folie. Neuf cents likes par minute. Si votre art vous semble figé, alors allez vous balader dans l’eau, ou trouvez autre chose”, écrit-il dans une courte introduction au catalogue. Mais il ne transforma pas en “œuvres d’art” les images de commande qu’il fit avec Nicolas Cage, Robert Pattinson ou la chanteuse SOPHIE. Et pour toutes ces images, la célébrité du modèle semble n’être qu’une simple couche d’information supplémentaire. À Maurizio Cattelan qui l’interviewait en 2017 et lui demandait de quoi est faite une image, il répondit : “Couche sur couche de perception et d’identification.”
Ses images semblent le fruit d’une telle patiente préméditation qu’elles convoquent des clairs-obscurs caravagesques sophistiqués ou semblent s’en remettre aux conditions climatiques de l’instant.
La célèbre formule de Jean-Luc Godard selon laquelle “le traveling est affaire de morale” invite à penser sur le même mode la manière dont Torbjørn Rødland envisage la photographie et, naturellement, la place de celle-ci parmi les images contemporaines, celles de l’ère digitale ou celles du photojournalisme à l’heure des réseaux sociaux. Sa position, il me semble, relève d’une certaine morale : “Je me tiens là, à côté de la personne qui regarde ces images, et je lui dis : ‘Ça alors, c’est intéressant, non ?’ Je ne suis pas en surplomb, comme si je savais par avance ce qu’elle doit chercher dans ces images, ce qu’elle doit y trouver. Je suis à côté d’elle, à trouver ces photos fascinantes moi aussi, sans savoir vraiment ce qu’elles signifient.”