Thomas Ruff, le photographe qui s’empare des codes de notre société de l’image pour mieux les renverser
Depuis plus de quarante ans, le photographe Thomas Ruff explore l’image sous toutes ses formes, tout en se réappropriant des genres et techniques majeurs de l’histoire de la photographie. Jusqu’au 28 août, à Saint-Étienne, le MAMC+ consacre à cet héritier de l’école de Düsseldorf, aujourd’hui âgé de 64 ans, une grande rétrospective. À travers 17 séries, celle-ci montre comment l’artiste s’est emparé d’une grande variété de modes de production visuelle, s’appropriant leurs codes à des fins tantôt critiques, tantôt purement esthétiques. De ses fameux Portraits du début des année 80 à ses vues de Mars en anaglyphe (image imprimée pour être vue en relief), en passant par sa série consacrée à la propagande chinoise, zoom sur la manière dont l’Allemand a su prendre la société de l’image à son propre piège.
Par Matthieu Jacquet.
Des visage rendus impersonnels ou métamorphosés : exploser les codes du portrait
Sur les hautes cimaises blanches du MAMC+, cinq grands visages, alignés, fixent le spectateur. Tous imprimés en grand format sur fond blanc et bordés de la même teinte, encadrés de bois clair, les clichés se ressemblent à la fois par leur cadrage en gros plan (du haut de la poitrine au sommet de la tête), et – surtout – par les regards et expressions neutres des modèles, juvéniles, tous situés à cette frontière entre l’adolescence et le début de l’âge adulte. Entamée en 1981, Porträts, est sans doute l’une des séries les plus emblématiques de Thomas Ruff. Seulement quatre années plus tôt, alors âgé de 19 ans, le jeune Allemand intégrait la prestigieuse Kunstakademie de Düsseldorf, qui venait alors d’ouvrir sa toute première classe de photographie à l’initiative des artistes et enseignants Bernd et Hilla Becher. De ce couple à la ville comme à la scène, Thomas Ruff absorbe l’approche novatrice d’une photographie au plus proche du réel, visant à faire disparaître autant que possible la subjectivité des auteurs pour dévoiler le monde tel qu’il est – notamment l’état d’une Allemagne en pleine reconstruction sur tous les plans, quelques décennies après la fin de la guerre. C’est dans cette lignée – baptisée plus tard “l’école de Düsseldorf” – que l’étudiant réalise ses premiers clichés, Intérieurs, photographies d’espaces domestiques dépouillés de leurs habitants, sans autre particularité que de montrer les foyers de la classe moyenne et dresser un premier portrait de la société allemande.
Le genre du portrait, au sens premier du terme, intéresse particulièrement Thomas Ruff. Il réfléchit alors aux procédés qui lui permettraient de gommer toute forme de patte artistique afin de présenter la vision objective d’un visage et d’un individu. À l’orée des années 80, alors que les images colorées et glamour, les corps et visages expressifs dominent la production visuelle artistique, éditoriale et publicitaire – la photographie en couleur s’étant largement démocratisée depuis les années 70 –, les Porträts de Thomas Ruff dénotent par leur épurement, laissant planer l’ambiguïté à la fois sur l’artiste et sur les sujets, tout en interrogeant une nouvelle forme de portrait en couleur, souvent peu valorisée : celle réalisée dans l’enceinte des Photomaton ou par les photographes des galeries marchandes, généralement destinée aux documents officiels, caractérisés par ces mêmes exigences de sobriété, de neutralité et de clarté, afin de rendre le sujet le plus identifiable possible. Si cette série apporte, plus tard, au photographe une renommée internationale, ce dernier ne s’arrêtera pas là dans sa réinterprétation d’un genre majeur de la création artistique et visuelle. Ainsi, dès le début des années 90, Thomas Ruff s’échappe du portrait ultra réaliste en composant, cette fois-ci, des visages sur-réalistes de toutes pièces, réunis sous le nom d’Anderen Porträts (“Autres portraits”). Grâce à une machine utilisée par la police criminelle allemande pour générer des portraits-robots à partir de plusieurs visages combinés, l’artiste place deux portraits individuels sur une optique à miroir qui les fusionne devant l’objectif en un seul visage, ensuite photographié et sérigraphié. Visionnaire, son approche encore très proche de l’argentique fera des émules plusieurs décennies plus tard : l’arrivée de l’intelligence artificielle permettra la génération de visages ultra-réalistes de personnes, là aussi non-existantes, à partir d’éléments composites photographiés. Des artistes comme Lynn Hershamn Leeson iront même jusqu’à s’en emparer à leur tour pour créer des avatars d’humains, nés uniquement de l’avancée des techniques numériques.
Presse, surveillance et propagande : l’image comme support politique
Comme beaucoup de photographes, Thomas Ruff se nourrit de toutes formes d’images, tout en tenant scrupuleusement compte de leurs contextes de production et de leurs supports de diffusion. L’imagerie nocturne – qui commence à fasciner l’artiste lors de la retransmission en direct télévisé de la guerre du Golfe au début des années 90 – lui ouvre un territoire d’exploration nouveau : celui de la captation cachée du monde dans la pénombre, ces heures les plus propices pour que l’insolite advienne, les tabous se lèvent et les règles se transgressent. Toujours basé à Düsseldorf, l’artiste applique ces systèmes de captation nocturne à sa propre ville pour la dévoiler sous un jour nouveau : baignés d’un filtre verdâtre et placés au cœur d’un cercle bordé de noir qui resserre l’attention sur le sujet, les clichés de la série Nächte drapent la ville allemande d’une aura surnaturelle où, soudainement, les bâtiments endormis prennent des airs de maisons hantées, les statues en marbre semblent s’animer et les rues éclairées par les lampadaires devenir le théâtre nocturne d’un film d’épouvante ou d’un récit fantastique. Si l’expérimentation de l’artiste est alors principalement centrée sur cette technique nouvelle de prise de vue et ses résultats esthétiques, difficile de ne pas y lire aujourd’hui une critique de la société de la surveillance qui s’est considérablement développée au cours du 21e siècle. En attestent les villes qui, aux quatre coins de la planète, ne cessent de se doter de caméras pour capturer les délits, autant que pour surveiller et identifier la population afin de mieux la contrôler.
Au fil des années et des projets, la dimension politique du travail de Thomas Ruff se montre de plus en plus explicite jusqu’à Tableaux chinois, projet entamé en 2019 où l’artiste s’attaque de front à la communication visuelle d’un régime dictatorial. En épluchant des magazines de l’empire du Milieu publiés sous l’ère Mao Zedong, l’Allemand choisit des images de propagande qu’il scanne, superpose numériquement et pixellise par endroits afin de les altérer et d’en retirer subtilement des couches et des détails. Ainsi, le visage du dictateur chinois sur l’un de ses plus fameux portraits apparaît très net, tandis que sa veste grise au col emblématique s’efface, après l’intervention de Thomas Ruff, derrière de grands carrés flous. Récente dans la carrière du photographe, cette série n’est pas sa première tentative d’exploration des images médiatiques voire politiques. En atteste press++, véritable entreprise d’archivage entamée en 2015, à travers laquelle l’artiste a collecté des centaines d’images parues dans la presse allemande et américaine du 20e siècle, qu’il a ensuite scannées et tirées en grand format, en laissant souvent apparaître, par effet de transparence, le texte imprimé au verso de l’image sur ces papiers journaux très fins. Au MAMC+, plusieurs dizaines de ces clichés sont accrochés sur deux murs, privés de tous leurs éléments de contexte (aucun titre de journal, d’article, ou légende d’image), afin de perdre le spectateur dans des méandres de la production visuelle et l’amener à s’interroger sur la lecture des images : quelle valeur celles-ci adoptent-elles, une fois détachées de leur support périodique, regroupées sans fil rouge explicite et, par-dessus tout, exposées dans un musée ? Parmi elles, on reconnaît aussi bien les visages d’Adolf Hitler et Klaus Barbie que celui de Donald Trump, jusqu’à une croix noire sur carré blanc en grand format – reproduction de la toile Croix de Kasimir Malévitch – qui pourrait, dans cet ensemble parsemé d’images de guerre et de dictateurs, évoquer un symbole nationaliste voire fasciste, aussi bien que, non loin de la photographie d’une éclipse, illustration de l’infini à l’état pur.
Une innovation technique constante : explorer la matière même de l’image
Solarisation, photogrammes ou encore reproduction de négatifs… Au fil de ses quarante années de carrière, Thomas Ruff n’a cessé d’exploiter les outils historiques de la prise de vue, en leur insufflant un vent nouveau, à l’aune des supports et thématiques contemporaines. Mais au-delà de ces techniques anciennes revitalisées par sa force d’innovation, produisant des séries majeures, le photographe s’est rapidement intéressé à une production visuelle inédite et massive : les images compressées en jpeg pullulant sur la Toile. Dès la fin des années 90, l’Allemand commence à jouer avec cette matière numérique, à la fois de très faible qualité et accessible à tous gratuitement. Très présentes sur Internet à partir de sa démocratisation, les images pornographiques numériques l’intéressent tout particulièrement. Sous sa main habile, elles passent de formats miniatures ultra pixellisés à des tirages de plus d’un mètre de haut qui semblent avoir capturés par son objectif. En réalité, chaque image a été piochée sur la Toile, puis retravaillée par l’artiste qui joue sur les flous, altère les couleurs, la luminosité et les contrastes en post-production pour estomper la pixellisation. Pour les attentats du 11-Septembre ou le décollage d’une fusée, Thomas Ruff emploie un autre procédé. Il s’empare de captations visuelles de moments historiques, photographiées et publiées en ligne souvent anonymement, qu’il transforme en les superposant les unes aux autres, en les structurant par un quadrillage organisé rappelant leurs pixels, avant de les imprimer en très grand format. Comme devant une peinture de William Turner, le visiteur, au plus proche de l’image, n’en voit plus que des formes abstraites et en découvre le sujet au fur et à mesure qu’il s’éloigne.
Ce cheminement progressif de Thomas Ruff vers l’abstraction aboutit, en 2004, à la série Substrats, où des images numériques de mangas sont superposées et saturées à l’extrême pour dessiner des formes inidentifiables. Leurs contours sinueux, leurs reliefs et leurs couleurs vives et contrastées paraissent alors s’animer devant les yeux du regardeur. Passionné d’astronomie par ailleurs, Thomas Ruff avait un temps hésité à en faire l’objet de ses études. Il a fini par y revenir par le biais de sa pratique photographique, qui témoigne, comme dans les Substrats, de son ouverture constante vers le ciel et l’univers. L’obsession cosmique du photographe, sa recherche technique et sa volonté de rentrer dans l’image se rencontrent toutes trois dans sa série ma.r.s, pour laquelle l’artiste est parvenu à accéder à des images de la planète rouge réalisées par un satellite sur orbite lancé par la NASA. Superposant des vues du sol de Mars prises selon des cadrages légèrement différents, l’artiste les a ensuite colorisées en rouge et vert suivant la technique de l’anaglyphe, afin que le public puisse, à l’aide de lunettes 3D, explorer sa surface. Grâce à cet outil, mis à disposition dans l’exposition du MAMC+, les cratères de la planète ont l’air de s’enfoncer en profondeur ou bien de pousser du sol ,suivant le déplacement du spectateur, tandis que les montagnes paraissent onduler comme des sables mouvants. Réalisées au début des années 2010, ces créations marquent une forme d’aboutissement dans la riche pratique d’un technicien assidu, audacieux et radical de l’image qui, tout en restant figée sur le papier, en vient à surprendre le spectateur lorsqu’elle lui révèle tout son potentiel de mouvement.