Rencontre avec Delcy Morelos, nouvelle et passionnante artiste de la Galerie Marian Goodman
Aussi imposantes par leur taille que fragiles par leur composition, les œuvres de l’artiste colombienne rendent un vibrant hommage à la terre, mère nourricière dont naît la vie, aujourd’hui si vulnérable et menacée par les hommes. Elles sont à découvrir jusqu’à fin décembre à la Galerie Marian Goodman.
Propos recueillis par Nicolas Trembley.
L’exposition de Delcy Morelos à la Galerie Marian Goodman
La terre est au cœur du travail de la Colombienne Delcy Morelos. La terre comme matériau mais aussi comme territoire politique, celui de la propriété et des expropriations, et aussi comme symbole environnemental. Faisant appel à divers savoirs ancestraux, l’artiste reconnecte l’histoire des peuples autochtones de son pays avec le monde d’aujourd’hui. Ses tissages ne sont pas seulement des fils mais aussi des relations, des liens entre diverses consciences. Nous avions découvert son travail dans l’immense labyrinthe de terre crue qu’elle avait conçu pour la dernière Biennale de Venise, qui rappelait le vocabulaire du land art tout en faisant allusion aux cosmologies amérindiennes andines et amazoniennes. Alors qu’elle vient d’inaugurer deux immenses installations immersives à la Dia Art Foundation de New York, qui mélangent terre, foin, cannelle, clou de girofle, café et chocolat, nous la retrouvons à Paris pour une première présentation à la Galerie Marian Goodman. Au sous-sol, le spectateur est invité à pénétrer dans El oscuro de abajo, une salle recouverte de terre et parfumée aux épices. Nous l’avons rencontrée pendant le montage très silencieux de son exposition pour qu’elle nous parle de son travail.
L’interview de Delcy Morelos par Numéro Magazine
Numéro : Quel est votre parcours ?
Delcy Morelos : J’ai grandi sur les rives du fleuve Sinú, dans les Caraïbes colombiennes, où j’ai été témoin des tragédies environnementales et sociales qui ont frappé mon pays. Ces terres généreuses, fertilisées par les eaux du fleuve Sinú, ont été transformées, drainées, dévastées, détruites et volées par les seigneurs de la terre et leur ambition dévorante d’étendre leurs domaines déjà vastes, qui ont dépossédé les paysans de leurs petits lopins de terre, les menaçant de mort. J’ai grandi avec ma grand-mère, dans une maison au sol en terre battue. Le paysage entrait et s’étendait vers l’intérieur des terres. L’extérieur, aride et sec, était aussi l’intérieur, sombre et frais. Pour rendre la maison moins poussiéreuse, on s’agenouillait et on humidifiait le sol avec les mains, grâce à des mouvements circulaires, jusqu’à ce que la poussière, omniprésente, soit apaisée. Cela ressemble beaucoup à la façon dont je travaille aujourd’hui, avec dévotion et humilité, en vénérant la terre, les odeurs, les couleurs, les matériaux et les gestes primaires dont la vie est faite.
Comment avez-vous pris conscience que vous vouliez devenir artiste ?
Dans une certaine mesure, ma rencontre avec la vie et avec l’art s’est faite à travers les “gestes primordiaux” de ma grand-mère, les gestes sacrés de générations de femmes, qui s’actualisaient en moi et me débordaient. Aucune surface ne suffit à exprimer le contenu du sacré, de la douleur et de l’amour qui ont formé des rivières ancestrales de sang et de larmes. Le sacré, toujours à l’intérieur, dans les profondeurs, dans les racines, dans le murmure de l’obscurité qui éclaire.
Quelles sont vos sources d’inspiration ?
Les thèmes qui m’intéressent sont les pulsations mêmes de la terre et du sang qui coule dans nos veines. Mon professeur de philosophie amazonienne, Isaías Román, est issu d’un groupe ethnique vivant près de la rivière Caquetá, qui se présente comme le “peuple de la parole douce”. La parole douce est la parole qui transmet la connaissance contenue dans le récit des origines. Les indigènes de l’Amazonie et de la sierra Nevada de Santa Marta m’ont sensibilisée au fait qu’il existe un ordre naturel des choses que nous devons respecter, même si nous ne le comprenons pas. Il y a des façons de percevoir le monde et la réalité que nous sommes en train de perdre. Nous devons les récupérer. Il s’agit d’apporter ce savoir ancestral ici, au présent.
Vous travaillez la peinture, la sculpture, la céramique, le textile, comment naviguez-vous entre ces différents médiums ?
Je travaille simultanément les pigments, les couleurs, la terre, l’argile, les textures, les surfaces, les formes, les tissus. C’est une alchimie qui, progressivement, prend forme, et qui s’enracine dans le corps. Le pigment rouge, par exemple, a été crucial pour moi, et je ne le considère pas comme une simple couleur. C’est le rouge du sang, l’ocre de la terre, de la rouille, de l’oxydation. C’est une substance où se niche la vie. À mes yeux, aucun médium n’est plus important qu’un autre. Chacun est dicté par la façon dont il parvient à exprimer une nuance de la vie, la complexité du corps féminin, la force de la pénombre dans laquelle naît la lumière, où la graine se transforme en vie.
Pour votre exposition à la Dia Art Foundation à New York, vous avez développé deux imposantes installations. Comment choisissez- vous vos formats ?
Le format est en rapport avec l’espace d’exposition, avec la lumière, les issues de secours, les règles de circulation dans la ville où l’œuvre est réalisée, et aussi avec mon désir de susciter chez le spectateur une expérience qui l’amène à comprendre sa propre nature, en lien avec la matière qui le nourrit, qui le maintient en vie et à laquelle il retournera lorsqu’il mourra. Un lieu protecteur, dense, réceptif, obscur et maternel. En dépit de mes grands formats, mon travail contient une fragilité et une humilité intrinsèques. Un grand objet se compose d’une multitude de petits – je suis petite, et beaucoup de petites mains ont participé au processus – une infinité de brins de foin, de grains de terre, de particules d’argile, de poussière de coquille de noix de coco, de molécules d’eau… Je travaille sur d’imposantes sculptures qui restent éphémères et qui s’effritent si vous ne les touchez pas avec précaution.
Dans quelle histoire précisément voudriez- vous inscrire votre travail ?
Dans celle que nous sommes en train d’écrire. Je voudrais faire partie de ce processus collectif d’éveil, qui a pris des siècles et qui peut désormais faire un bond en avant parce que la mondialisation permet, malgré la distance, de rapprocher des voix qui vont dans le même sens pour résoudre des problèmes, environnementaux et humains, qui se sont aggravés, comme la violence, le racisme, la fracture sociale, l’ambition, tous ces maux issus d’une déconnexion profonde avec la nature, la vie, le corps féminin, la patience, l’humilité, l’obscurité de la fermentation et du temps, la force de l’ombre d’où jaillissent les événements les plus lumineux. Je me reconnais dans ces archétypes de la psyché féminine, qui me permettent d’affronter les défis que l’aventure créative implique. Ces archétypes ont été mal interprétés, rejetés. Ils ont été conduits au bûcher par la cécité de l’ignorance et des préjugés. L’arrogance et la peur – l’une découle de l’autre – du labyrinthe patriarcal ont détruit notre lien ancestral avec la nature.
Qu’exposez-vous cet automne à la Galerie Marian Goodman, à Paris ?
L’exposition s’intitule El oscuro de abajo. Mes titres ont plusieurs niveaux de lecture, et celui-ci donne des indices sur l’œuvre. La Galerie Marian Goodman à Paris possède plusieurs espaces d’exposition, dont l’un est souterrain, où la lumière artificielle éclaire l’obscurité profonde et humide de l’œuvre exposée. Descendre dans cette salle, c’est descendre dans les entrailles de la terre, dans le ventre de la mère, lieu sacré des cultures ancestrales du monde entier. Le spectateur est attiré, ou poussé à ressentir plus, intensément et de l’intérieur, ce ventre mystérieux et fertile.
Les salles du rez-de-chaussée présentent une petite sélection d’œuvres anciennes, réalisées entre 2004 et 2015, des dessins, des peintures et des objets qui évoluent entre le tissage, la peinture et la sculpture. Y a-t-il quelque chose que vous aimeriez faire connaître à travers votre art ?
J’aimerais sensibiliser les gens à ce que j’essaie de me représenter depuis tant d’années : nous sommes tissés de tout ce qui existe, de toutes les formes de vie. Il n’y a pas de séparation, pas de limites, pas de début ni de fin, juste une spirale dans laquelle la vie danse – la mort, la transformation, la vie… Nos corps, à notre mort, seront une source de nourriture pour des insectes, des plantes ou des animaux. Il nous faut trouver de nouvelles manières d’être grands, en nous intégrant et en nous déployant dans toutes les formes possibles de vie, d’amour et de conscience…
Delcy Morelos, “El oscuro de abajo”, jusqu’au 21 décembre 2023 à la Galerie Marian Goodman, Paris 3e.