Rencontre avec David Salle, figure de la Pictures Génération
L’artiste américain a émergé au début des années 70 en détournant dans ses toiles les clichés de la société de consommation. Ses peintures marient images publicitaires, personnages de BD et symboles de la culture populaire.
Propos recueillis par Nicolas Trembley.
À la fois peintre et critique d’art, l’Américain David Salle, né en 1952, s’inscrit dans l’histoire de l’art contemporain à travers la “Picture Generation”, un groupe d’artistes qui émerge à la fin des années 70, et qui s’approprie, pour mieux les détourner, les images de la société de consommation américaine. David Salle sera reconnu pour ses peintures (discipline qu’il pratique depuis l’enfance), élaborées selon les principes du montage cinématographique qui consisteà juxtaposer différents plans dans l’espace du tableau. De nombreuses images issues de la bande dessinée, de la publicité ou du graffiti sont ainsi recyclées dans son œuvre. Pour sa nouvelle exposition à Paris, chez Thaddaeus Ropac, intitulée Self-ironing Pants and Other Paintings, il s’est emparé de caricatures publiées dans le New Yorker dans les années 50, qu’il marie dans ses toiles à des objets du quotidien démesurément agrandis. Représentant de la culture américaine, David Salle se revendique pourtant en continuité avec la peinture européenne, ce qu’il nous explique lors de son passage à Paris.
Numéro : À l’époque où vous étiez encore étudiant, quels artistes vous intéressaient ?
David Salle: Une multitude, de Manet à l’expressionnisme. J’ai le sentiment d’avoir surtout été influencé par l’école européenne. Ce qui la caractérise, à mes yeux, c’est une approche qui se joue des conventions picturales avec beaucoup de souplesse et d’agilité. On y perçoit un incroyable sens de l’ampleur, de l’échelle, du mouvement affleurant à la surface du tableau – un lien intangible entre l’identité et sa restitution sur la toile, qui se doit d’être réinventée. Pour moi, c’est ce que nous a laissé en héritage la grande peinture européenne. Elle n’est pas ressemblante au sens strict, et pourtant… Quand je pense à cette peinture-là, je pense aussi à beaucoup d’autres peintres, notamment à Gauguin. Je reviens toujours au xixe siècle, une époque où l’idée même de représentation picturale était très “plastique”, je dirais presque sculpturale. La plasticité de l’espace pictural, l’héritage d’une certaine théâtralité, la valeur du motif – tout cela a toujours fait partie intégrante de la peinture, depuis ses origines, depuis les peintures rupestres de nos lointains ancêtres. Toute peinture possède un schéma de valeurs qui la caractérise. Mais la primauté du motif, que l’on retrouve chez Manet, par exemple, est la plus grande invention de ces deux derniers siècles. Et sa valeur demeure intacte, aujourd’hui comme hier.
“Trop souvent, les gens ont en tête une espèce de grille des images de référence et des sources : ils pensent que c’est ça, la toile – alors que non, ce n’est pas ça.”
Quel a été votre parcours ?
J’ai grandi au fin fond de l’Oklahoma. L’école d’art, que j’ai commencé à fréquenter très jeune, avait été construite dans les années 30. C’est là que j’ai assimilé l’essentiel de ma culture artistique, très classique. Ensuite, vers l’âge de 17 ans, je suis parti étudier à CalArts, qui venait tout juste d’ouvrir à Los Angeles. J’y ai rencontré John Baldessari, qui, en plus d’un professeur, est devenu pour moi un mentor et un grand ami.
Vous étiez vraiment là au tout début…
J’ai en effet l’impression d’avoir assisté à la naissance – si on peut le formuler ainsi – de l’art conceptuel. Pendant mes cinq années passées à CalArts, j’ai mis de côté la peinture pour me lancer dans tout ce qu’on pouvait faire d’autre à l’époque. J’ai travaillé pour John, dans son studio, j’ai fait de la vidéo, de la performance, ce genre de choses. Une fois mes études terminées, en 1975, je suis parti pour New York. Là, pendant cinq ans, j’ai essayé de faire la synthèse entre ces deux pans de ma culture artistique, à première vue irréconciliables. Il me semble que je réunis de façon assez inhabituelle le classique et son contraire, à leur confluence.
“La référence est un piège, il y a tant de références possibles…”
Votre nouvelle exposition s’intitule Self-ironing Pants and Other Paintings, [“Pantalons qui se repassent tout seuls et autres peintures”]… Pourquoi ce titre ?
Pour le fun, tout simplement.
Dans votre travail, prenez-vous en compte l’accrochage ou la scénographie ?
Pour moi, un tableau est quelque chose de vivant, qui doit être montré de façon sensible, sans quoi sa qualité peut s’en trouver diminuée. C’est aussi un éclairage intéressant porté sur l’environnement lui-même. Certains tableaux agissent comme des sortes de filtres.
À quoi vous référez-vous dans vos toiles ?
Chacune des images que j’ai en tête, chacune de mes toiles vient de quelque part – et toute la peinture, en général. Tout vient toujours de quelque part. Mais pour qu’une référence soit intéressante, il faut que ce soit une façon pertinente d’aborder l’œuvre. Trop souvent, les gens ont en tête une espèce de grille des images de référence et des sources : ils pensent que c’est ça, la toile – alors que non, ce n’est pas ça.
“Ce que j’utilise ce sont peut-être six, huit ou dix images entre lesquelles s’établit une forme de relation. Elle est là, la relation picturale. Dans la nature des juxtapositions.”
La sensibilité avant tout, alors ?
La référence est un piège, il y a tant de références possibles… Pour ma part, quand j’établis des rapprochements, je cherche plutôt à repérer des similitudes au niveau d’une sensibilité, et ce n’est pas la même chose qu’une référence. La référence est un outil critique qui peut s’assimiler à un piège. On croit reconnaître une référence dans un tableau, et on pense qu’on a compris le tableau. Et ça, je n’ai pas l’impression que ce soit vrai. La sensibilité, c’est une tout autre histoire, faite du travail produit par les artistes du passé, ou contemporains, des liens de parenté dans l’ADN de chacun d’entre eux. Les enjeux de la peinture ont changé de façon assez radicale à travers les époques. Ce que vous allez peindre, la façon dont vous allez le peindre… chacun va trouver sa propre réponse. Quelle est la nature de ce que je suis en train de regarder ? Quelle est la nature de ce que je peins ? Quelle est la nature de cette juxtaposition ? Dans le regard que les artistes portent sur le monde, l’essentiel, c’est ce langage de la juxtaposition. Pour moi, cela ressemble un peu à une lingua franca du monde contemporain. Aujourd’hui, tout le monde travaille sur l’image dans des domaines extrêmement divers : la mode, la musique, la littérature, la publicité… Un jour, nous finirons par être libérés de cette notion de composition universelle, et nous embrasserons la multiplicité des regards.
Que regardez-vous aujourd’hui, alors ?
Je regarde tout. Non, d’ailleurs, pas tout. Souvent, en regardant mon travail, les gens se disent : “Oh, mais il utilise des images de tous les endroits qui comptent, des images de tous les types possibles et imaginables.” Mais en réalité, ce n’est pas vrai. Ce que j’utilise, si vous y regardez de plus près, ce sont peut-être six, huit ou dix images, issues de différents univers iconographiques et entre lesquelles s’établit une forme de relation. Elle est là, la relation picturale. Dans la nature des juxtapositions. Par opposition au fait de simplement placer des choses côte à côte, il s’agit d’orchestrer ces compilations, de leur donner une composition, un rythme élaboré, de créer des assonances, une harmonie – tout ces termes issus du champ lexical de la musique conviennent très bien, parce la règle, c’est la composition. Les références, d’accord, mais ce qui compte avant tout, c’est ce que vous choisissez d’en faire.