Rencontre avec Bijoy Jain, l’artiste-architecte qui enchante la Fondation Cartier
Jusqu’au 21 avril, la Fondation Cartier présente Bijoy Jain, architecte de renommée internationale. En près de trente ans, l’Indien fondateur du Studio Mumbai s’est distingué par une production très riche et variée aux confins des disciplines – design, peinture, sculpture –, qui mobilise aussi bien matériaux naturels qu’artisanat traditionnel. Rencontre avec un véritable philosophe de la création, dont l’exposition personnelle à Paris relève de l’expérience métaphysique.
Propos recueillis par Matthieu Jacquet.
Numéro : En 1995, vous fondez en Inde le Studio Mumbai, dont l’activité est aujourd’hui plus florissante que jamais. Devant ces près de trois décennies de carrière, on pourrait s’attendre à découvrir à la Fondation Cartier une rétrospective chronologique qui retracerait les projets de votre studio, mais votre proposition sur-mesure, qui réunit différents types de pièces et de disciplines, va complètement à l’encontre de ces attentes. Quelles étaient vos premières intentions pour ce projet ?
Bijoy Jain : Je voulais créer avant tout un espace perceptif et expérientiel. Présenter ce qui s’approche le plus possible de notre travail et de ce que nous faisons au studio, de la diversité de nos activités et savoir-faire à la façon dont nous envisageons l’espace et les interactions physiques. Il était évidemment fondamental de jouer avec l’architecture de Jean Nouvel : l’importance du bâtiment, de sa relation intrinsèque entre l’intérieur et l’extérieur, apporte une dimension supplémentaire au projet qui laisse place à de nombreuses possibilités. Enfin, l’intégration dans l’exposition des œuvres de deux artistes, les dessins au graphite de Hu Liu et les vases en céramique d’Alev Ebuzziya Siesbye, ouvre une troisième porte. Je vois donc cette exposition comme un confluent, où plusieurs éléments se croisent pour qu’émergent des choses nouvelles. Quant à moi, je serai comme une mouche dans un coin de la pièce, qui regardera les visiteurs en cachette. Leurs gestes et leurs déplacements sont à mes yeux aussi importants que les pièces en elles-mêmes.
On retrouve ici les éléments caractéristiques de votre travail : les matériaux naturels – la chaux, la terre, ou encore la bouse de vache –, la gestion des vides et des pleins entre les objets et structures, l’éclairage par lumière extérieure, ou encore le travail de la main, à l’origine de chaque pièce présentée… En quoi est-ce différent de travailler sur une telle exposition et sur une commande architecturale privée ?
C’est du pareil au même. À la Fondation Cartier, avant d’être dans une exposition, nous sommes dans un espace avec des personnes physiquement présentes. J’ai donc envisagé ce projet comme j’envisage tous les autres, comme si je m’apprêtais à vivre dans la fondation pendant les cinq prochains mois. Certes, je travaille dans un bâtiment déjà présent, signé par un célèbre architecte, mais en définitive, comme pour toutes mes commandes privées, je ne fais que composer avec des espaces existants, qu’il s’agisse d’un terrain, d’un lotissement, d’un immeuble… Par conséquent, je dois là aussi construire les structures qui accueillent mes pièces et réfléchir à la façon dont elles rencontrent le sol. Placer, comme je le fais, un objet sur une pierre, c’est déjà bâtir une fondation.
Je vois cette exposition comme un confluent, où plusieurs éléments se croisent pour qu’émergent des choses nouvelles.
J’ai visité la Fondation Cartier pour la première fois dans les années 2000, quand le bâtiment n’avait que quelques années d’existence et son architecture venait tout juste d’être achevée. Je me souviens d’arriver en voiture au carrefour du boulevard Raspail et voir cet édifice transparent de Jean Nouvel, au travers du quel on découvrait le jardin de derrière. La perspective, d’un coup, était aplatie, transparente, comme si le bâtiment s’était dissout dans son environnement. C’est pourquoi il était essentiel que mon projet accorde autant d’importance à l’intérieur du bâtiment qu’à son extérieur, notamment en installant certaines de mes pièces dans le jardin.
Depuis bientôt trente ans, l’activité du Studio Mumbai se concentre sur l’architecture mais inclut également le design, la peinture, la sculpture, comme on le constate avec la diversité de pièces présentées à la Fondation Cartier, autant que dans la variété de professions et d’artisans que vous réunissez au sein de votre équipe – charpentiers, maçons, tisserands… Avez-vous le sentiment de faire figure d’exception dans le paysage de l’architecture contemporain ?
Pour moi, il n’y a d’absolu nulle part, alors les classifications de l’architecture, ce qui fait ou non un architecte… Tout cela devrait aujourd’hui être reconsidéré, à l’heure où le champ des possibles se fait de plus en plus étroit, où ce que l’on projette sur nous nous enferme dans un domaine. Car finalement, qui décide de ce que moi et mon studio devrions faire ? Pourquoi ces attentes devraient-elles être aussi les miennes ? Seulement parce qu’on me définit comme architecte ? C’est comme si je vous disais que vous, en tant que journaliste, feriez mieux de réaliser un reportage en Libye plutôt que perdre votre temps ici, avec moi…
Vous êtes-vous senti contraints par ces attentes, au fil de votre carrière ?
Je ne dirais pas que j’y ai été contraint directement, mais aujourd’hui, dans une grande partie du monde, notre vision de l’architecture est très eurocentrée et occidentale. Par conséquent, hors du cadre qui a été prédéfini, rien n’est considéré comme de l’architecture. Alors qu’après tout, pourquoi un architecte ne pourrait-il pas être artiste, et pourquoi un artiste ne pourrait-il pas être architecte ? Loin de moi l’idée de me comparer à Michelangelo ou Le Corbusier, mais ces deux hommes incroyables étaient à la fois l’un et l’autre. Le Corbusier ne cherchait pas à vendre ses peintures comme le faisait Picasso à l’époque, mais en était-il moins artiste, pour autant ?
Pourquoi un architecte ne pourrait-il pas être artiste, et pourquoi un artiste ne pourrait-il pas être architecte ?
On le voit immédiatement dans l’exposition : qu’il s’agisse d’assises ou sculptures en pierre, de structures en bambou ou d’objets suspendus, tout se croise et transcende les distinctions entre les médiums. Par exemple, vos toiles pourraient tout à fait être qualifiées de peintures abstraites, mais résultent en réalité d’une réflexion bien davantage architecturale et spatiale que picturale…
Je veux que chacun puisse lire mon travail comme il veut, selon le prisme qu’il ou elle adopte. En effet, ce grand rond bleu au centre de l’une de mes peintures, certains pourront en effet le voir comme une peinture abstraite, mais c’est en réalité un dessin architectural très précis. J’y ai reproduit la forme circulaire d’une des citernes d’eau où ils fabriquent la teinture indigo dans le studio textile Ganga Maki [au nord-est de l’Inde], où je fais produire la plupart des fils et tissus que j’utilise ensuite dans mon mobilier. On peut voir dans le résultat une planète, la Terre ou la Lune, mais en réalité, c’est une œuvre très concrète et technique. À l’instar d’une autre toile que je présente, au format similaire, où j’ai dessiné au pastel orange une forme octogonale. Celle-ci reprend en fait le contour d’un puits que j’ai rencontré sur l’un de mes chantiers.
En se fondant sur des principes essentiels, des éléments naturels et des formes d’apparence élémentaires, vos architectures, votre mobilier et vos œuvres d’art semblent traverser le temps. Quels changements dans votre pratique avez-vous pu toutefois constater, au fil de ces trente dernières années ?
Plutôt que parler de ce qui a changé dans ma pratique, je m’attarderais davantage sur ce qui s’est clarifié avec le temps. Quand j’avais commencé, j’étais encore assez naïf, et je pense que les années m’ont permis d’identifier plus distinctement les origines de mes projets et d’analyser mes intuitions pour les rendre plus précises. C’est un peu comme quand on regarde à nouveau un film, relit un livre ou réécoute un morceau dix ans après l’avoir découvert et que l’on perçoit des choses que l’on n’avait pas remarquées auparavant. Aujourd’hui, j’essaie de retrouver la naïveté de mes débuts pour poser un regard frais sur mon travail. Il est essentiel de conserver ce sentiment de surprise, d’émerveillement, où l’on découvre que l’inattendu peut se produire au-delà des limites de l’imagination.
À travers mes créations, je cherche à ce que toutes mes intuitions premières composent un accord parfait.
Comme le titre de l’exposition, “Le souffle de l’architecte”, l’indique, les silences et respirations font partie intégrante de vos créations. Vous citez par ailleurs régulièrement plusieurs musiciens, tels que Pierre Boulez, et présentez dans l’exposition une cloche que les visiteurs peuvent faire sonner. Quelle est votre relation à la musique ?
La musique et le son sont notre langue, notre ADN. [Long silence] À l’heure où nous parlons, dans mon studio, on entant les hélices du ventilateur qui tournent, les oiseaux qui chantent, le train qui passe sur les rails… C’est très immédiat. Tout comme une musique naît lorsque l’on parle, selon notre débit de parole, notre timbre, nos inflexions. C’est un flux si ancré dans notre quotidien que l’on n’y fait même plus attention. De fait, le rythme et le son sont tout aussi essentiels dans l’architecture, qui n’est pas juste un festin pour les yeux ! Dans mes projets, je réfléchis à tout celui peut traverser l’espace : la lumière, l’air, le son… Et forcément, je m’intéresse à l’acoustique. Selon si je construis une cloison aux coins pointus, ou si je les ouvre différemment, cela donnera plus ou moins de résistance au son. Cela passe aussi par mon utilisation des matériaux plus ou moins légers, comme le bambou, la chaux ou les briques. En somme, je cherche à ce que toutes ces intuitions premières composent un accord parfait.
Au sous-sol de la fondation, vous présentez notamment une série de pierres à l’effigie d’animaux – éléphants, singes, flamands roses… –, alignées sur le sol pour former une sorte de rectangle. Vous dites que cette installation pourrait tout à fait être reconfigurée sans que cela ne change quoi que ce soit. Quand décidez-vous qu’une pièce est terminée ?
Comme je le disais plus tôt, il n’y a jamais d’absolu dans la création, sinon on reste bloqué. Même si l’on changeait la place de ces pierres, leur expérience en resterait la même. Pour cette série, j’ai laissé mon équipe installer ces pièces en leur donnant seulement quelques consignes : l’espace entre les pierres devait être égal, on devait pouvoir marcher entre elles, la surface devait s’étendre d’ici à là-bas… Ce qu’ils en font ensuite, c’est leur choix : ils s’adaptent aux demandes et proposent à leur tour. Notre plus grande force à nous, êtres vivants, c’est précisément notre capacité à être les plus malléables et les plus réceptifs possibles au monde qui nous entoure. Qu’on le veuille ou non, tout bouge constamment autour de nous, et c’est ce mouvement qui nous relie à la planète, à l’atmosphère. Alors il faut s’adapter, trouver sa place et accepter que l’on ne pourra jamais tout contrôler. Car si tout venait à se figer, nous suffoquerions, non ?
Je pose souvent cette question : pourquoi l’homme des cavernes peignait-il sur les parois des grottes ?
Entre sphères parfaites, quadrillages et tressages, formes géométriques et organiques, ou encore formules mathématiques, vos pièces reposent sur des principes si élémentaires qu’on en retrouvait déjà dans l’art rupestre. Est-ce là la garantie d’une œuvre intemporelle ?
Nombre de mes structures reposent en effet sur des principes mathématiques très anciens, parfois même antérieurs à la géométrie euclidienne. Inconsciemment ou non, je pense que nous portons tous cet héritage, qui est ancré au fond de nous. Par exemple, au centre de la première salle, nous présentons une grande pièce en pierre au sol ornée d’un dessin géométrique rouge à la forme anguleuse. En réalité, ce dessin servait initialement à définir, dans une carrière de marbre, la surface que l’on souhaitait extraire, mais lorsqu’on l’amène dans un espace d’exposition, il devient un motif séculaire, qui existe par lui-même…
Ce que vous dites, finalement, c’est que la fonction de vos formes importe peu. À l’image de ce motif abstrait, nous, visiteurs, ne connaissons pas l’usage de la plupart des pièces que l’on découvre dans l’exposition…
Et avons-nous besoin de le savoir ? Je pose souvent cette question : pourquoi l’homme des cavernes peignait-il sur les parois des grottes ? À l’époque, il n’y avait ni commissaire d’exposition, ni musée, ni collectionneur à satisfaire. Il créait de façon inconséquente, pour la pure beauté de ce qu’il voyait, guidé par le besoin d’enregistrer cette beauté quelque part. Créer avec un but précis génère forcément un lien qui nous enserre, mais si l’on arrive à trouver l’espace de le faire par pur plaisir, alors on se défait de ce lien. La création doit toujours provenir de cette liberté. Et de cette immensité.
“Bijoy Jain / Studio Mumbai. Le souffle de l’architecte”, jusqu’au 21 avril 2024 à la Fondation Cartier, Paris 14e.