Rencontre avec Apolonia Sokol : “J’ai besoin de la peinture pour survivre.”
Jusqu’au 20 juillet, la galerie Praz Delavallade présente cinq jeunes peintres au sein d’une exposition où l'été se dessine comme fil rouge. Figure de proue de cette nouvelle garde picturale, Apolonia Sokol s’inspire depuis l’enfance des récits de ses amis qu’elle représente dans ses tableaux. À cette occasion, nous l’avons rencontrée.
Propos recueillis par Matthieu Jacquet.
Sur ses toiles, Apolonia Sokol peint grandeur nature les personnalités qui peuplent son entourage. Puisant dans leurs histoires singulières et ses propres ressentis, elle les incarne en corps lisses et longilignes, silhouettes installées confortablement voire étendues lascivement dans des intérieurs colorés et épurés. Mais au-delà de cette intimité, l’histoire de l’art n’est jamais loin : la jeune artiste revendique des influences qui s’étendent de Ferdinand Hodler et Gustave Courbet à Balthus et Le Douanier Rousseau. Au sein d’une exposition collective à la galerie Praz Delavallade, l’artiste présente l’une de ses dernières œuvres jusqu’au 20 juillet. Avec nous, elle revient sur son rapport viscéral à la peinture.
NUMÉRO : Selon vous, par quoi les sujets que vous peignez sont-ils reliés les uns aux autres ?
APOLONIA SOKOL : Mes modèles occupent toujours des espaces métaphysiques, synthétisés et épurés, où l’horizon est absent. Je procède toujours de la même manière, en les photographiant d’abord avec mon téléphone dans des postures assez naturelles, que je peins ensuite dans mon atelier. Les arrière-plans de mes toiles sont très souvent de couleurs unies, afin de valoriser la puissance des pigments naturels que j’utilise. Paradoxalement, mes compositions sont toujours très organisées alors que je suis quelqu’un d’assez désordonné ! Les modèles que je peins sont toujours des personnes que je connais et que j’aime, dont les histoires fortes m’inspirent. Ce lien qui nous unit est essentiel, c’est pourquoi je les considère plutôt comme des amis que comme des modèles. Il y a un an, j’ai perdu ma meilleure amie, que j’ai peinte de nombreuses fois depuis. Cela a été l’épreuve la plus dure de ma vie, mais la représenter a fait partie de mon deuil : c’était un exutoire. Cette absence de distance entre mon travail et ma vie privée fait que beaucoup de mes tableaux sont autobiographiques, mais seuls mes proches en connaissent les dessous.
Par exemple, quelle histoire se cache derrière Siham, dont vous exposez un portrait jusqu’au 20 juillet à la galerie Praz Delavallade ?
Siham est mon amie d’enfance avec laquelle j’ai grandi à Copenhague. Son histoire est très dure : d’origine algérienne, sa famille s’est installée au Danemark à une époque où la police proposait encore aux immigrés des papiers d’identité. Depuis, le Danemark est devenu un pays d’extrême-droite, retenant pendant plusieurs années ces immigrés sans leur attribuer de statut. Sur son bras, Siham s’est fait tatouer “Illegal”, comme pour inscrire sur son corps les conséquences de cette évolution politique tragique. Elle a accepté de poser pour moi seins nus, son tatouage apparent et son pendentif d'Allah entre ses seins. Même si je ne représente pas toute son histoire sur la toile, elle trottait sans cesse dans ma tête alors que je réalisais son portrait.
“J’ai besoin de la peinture pour survivre, car si je ne peins pas, je suis malheureuse.”
Votre travail est empreint de nombreuses références à la tradition picturale, en atteste votre toile La Nuit inspirée par le tableau de Ferdinand Hodler. Pourquoi est-il important pour vous de faire vivre cet héritage ?
Sans doute car c’est à partir de là que la plupart des artistes construisent leur pratique. D’ailleurs, l’histoire de l’art elle-même s’est en permanence nourrie de références et de citations d’artistes entre eux. En la regardant attentivement, on peut faire des bonds entre les époques et remonter très loin, c’est assez fascinant ! Mon travail n’étant pas conceptuel, il m’est nécessaire d’y raconter une histoire, et j’apprécie qu’on reconnaisse ses racines et ses inspirations. Pour autant, ma conception de l’art n’est pas élitiste : chacun doit pouvoir avoir de mes œuvres sa propre interprétation.
Quand et comment avez-vous commencé à vous intéresser à la peinture ?
Depuis toute petite, la peinture est ancrée en moi. Enfant, je me représente avec un chevalet et une blouse de peintre ! Pendant une partie de mon enfance, j’ai grandi dans un théâtre indépendant à Château Rouge qu’ont tenu mes parents pendant 30 ans. Ma mère avait de nombreux amis peintres dans le quartier et plusieurs artistes travaillaient dans le haut du théâtre, créant un environnement était très propice à l’apprentissage de la peinture. Dès l’âge de 8 ans j’ai suivi des cours de modèle vivant, je parcourais la ville pour peindre des passants… Depuis, bien que je me sois essayée à différentes techniques picturales, je continue à être fidèle à la peinture à l’huile. C’est un médium capricieux, qui demande beaucoup de temps et de maturité pour être maîtrisé. Évidemment je connais très bien mes matériaux, mais je ne cherche pas à être une technicienne : la sensibilité et la mélancolie que la peinture peut dégager me semblent le plus important. J’ai besoin de cette pratique pour survivre, car si je ne peins pas, je suis malheureuse.
“Je ne cherche pas à être une technicienne : la sensibilité et la mélancolie que la peinture peut dégager me semblent le plus important.”
Pendant plusieurs décennies, la peinture figurative a été délaissée par les artistes, mais elle semble depuis un certain temps revenir de plus belle. Votre pratique a-t-elle souffert de cette réprobation de la peinture en France?
Mes aînés peintres dans les années 90 en ont beaucoup souffert, un grand nombre d’entre eux a d’ailleurs quitté la France pour travailler aux Etats-Unis. Mais ce rejet de la peinture figurative est très français, car en Allemagne ou au Danemark, où j’ai également vécu, je n’ai jamais ressenti ce complexe de peindre. Je n’en ai toujours fait qu’à ma tête. À 18 ans, je suis entrée à l’École des Beaux-arts de Lyon où l’on m’a demandé de réaliser des installations, mais à l’époque, je savais déjà que j’étais peintre. J’ai donc quitté cette école où je ne me sentais pas du tout à ma place. Quand j’ai commencé à faire de la peinture mon métier, j’ai immédiatement souhaité mettre la lumière sur mon travail pour montrer que la peinture figurative vivait toujours. Aujourd’hui, aux Beaux-arts de Paris, de nombreux étudiants la pratiquent à nouveau, ce qui n’était pas le cas il y a 10 ans! Je suis ravie que les choses aient évolué.
Vous vous représentez souvent au sein de vos toiles, mais également devant : on vous voit souvent poser jusqu’à adopter la même position que vos modèles. Comment expliquez-vous ce rapport à votre propre image ?
Grâce au théâtre de mes parents, la scène a fait partie intégrante de mon enfance. De plus, j’ai grandi les années 90 à l’époque du VHS : mon père filmait tout et tout le temps, j’ai donc passé mon enfance devant une caméra ! C’est pourquoi ce rapport à ma propre image m’a donc toujours semblé naturel. Aujourd’hui, le fait de se mettre en scène fait partie de notre époque et de notre quotidien, mais cela ne date pas d’aujourd’hui ni des réseaux sociaux. Picasso ou Dalí se faisaient constamment photographier dans leur atelier, et ce bien avant Instagram !
“Avoir grandi en communauté dans un lieu de création m’a amenée à chercher le calme et la solitude pour travailler.”
Vous avez dit que “l’espace d’exposition était une scène”, mais bien souvent sur ces photographies, votre studio devient votre propre décor. Quelle place occupe-t-il pour vous?
L’atelier est pour moi un endroit privé et solitaire, c’est avant tout un lieu de travail. Avoir grandi en communauté dans un lieu de création m’a amenée à chercher le calme et la solitude pour travailler. La peinture à l’huile demande beaucoup de concentration, j’ai donc besoin de ne pas être dérangée pour être complètement investie dans ma pratique. Mais aujourd’hui, on aime beaucoup voir les coulisses de la création : je le constate quand je montre mon atelier sur Instagram, cela plaît beaucoup !
Apolonia Sokol fait partie des 5 jeunes peintres présentés dans l’exposition Les Fleurs de l’étésont les rêves de l’hiver racontés le matin à la table des anges, à découvrir à la galerie Praz Delavallade jusqu’au 20 juillet.