Qui était réellement Toyen, artiste majeure du 20e siècle qui connaît une fabuleuse résurgence ?
Paysages fantasmés ou figures entre humain, spectre et animal peints sur toile, dessins tantôt habités par les affres de la guerre, tantôt portés par l’expression du désir sans tabous… difficile de caractériser l’œuvre prolifique de Toyen (1902-1980) sans l’enfermer. Longtemps proche des surréalistes, mouvement qu’elle a contribué à importer au début des années 30 à Prague, sa ville d’origine, Marie Čermínová – de son vrai nom – a traversé le siècle avec une grande liberté, doublée d’une certaine discrétion. Sa rétrospective d’ampleur, présentée jusqu’au 24 juillet au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, ainsi que l’accrochage actuel de certains de ses dessins dans l’exposition principale de la 59e Biennale de Venise, contribuent au retour en grâce d’une artiste majeure. Co-commissaire de l’exposition à Paris et proche de l’artiste, l’écrivaine française Annie Le Brun revient sur son génie et sa personnalité hors-normes.
Propos recueillis par Matthieu Jacquet.
Une ombre sinueuse dévoile, à travers un paravent, une paire de mains gantées de vert, sous laquelle apparaît un visage aux yeux perçants et aux lèvres rouges, entre l’humain et la panthère, confirmé par les ocelles qui parsèment les courbes de cette silhouette féline et féminine. L’image a de quoi intriguer, tout autant que le nom de l’auteure de cette peinture réalisée en 1966 : Toyen, à prononcer comme dans le mot français “citoyen”, auquel Marie Čermínová l’avait emprunté pour s’en rebaptiser en 1923. Née à Prague en 1902, l’artiste a su puiser dans les courants artistiques occidentaux dominants à l’orée du 20e siècle – fauvisme, cubisme, primitivisme –, jusqu’au surréalisme dont elle est devenue l’une des représentantes dans son pays d’origine dès les années 30, tout en parvenant constamment à s’en affranchir par son imaginaire foisonnant, animé par les mondes minéral et cosmique, le corps et son désir ou encore la fusion de l’humain de la nature, ainsi que par son style d’une grande précision technique, sur papier comme sur toile. Dans ses paysages fantasmés entamés dès la fin des années 20, les roches colorées évoquent aussi bien des corps spectraux drapés dans des linceuls que des sculptures antiques, les fleurs prennent l’apparence de seins féminins, tandis que dans ses tableaux oniriques plus tardifs, à l’instar de la toile précitée, la végétation, les animaux et les corps se confondent et se muent en ombres, nuées et autres apparitions évanescentes.
Déroulant le fil de son œuvre à travers un parcours chronologique riche de 150 œuvres, la rétrospective présentée au musée d’Art moderne de la Ville de Paris permet au public de mesurer le talent de cette figure majeure du siècle dernier, déjà célèbre en République tchèque mais encore assez peu connue dans le monde. On y découvre également ses illustrations érotiques délicatement transgressives, ses méticuleux dessins à l’encre de Chine teintés par les tragédies et les affres de la Seconde Guerre mondiale, ou encore les masques et collages auxquels elle s’est attelée durant les années 60 et 70, dernières décennies de sa vie. On y découvre enfin la personnalité mystérieuse d’une femme à la fois engagée et discrète, subversive et subtile, qui a toujours vécu et créé suivant ses propres règles, jusqu’à sa disparition en 1980. Si Toyen a été proche du peintre Yves Tanguy ou des écrivains surréalistes André Breton et Benjamin Péret – ce dernier la décrivait en 1953 comme celle “qui ne dort pas et voit ses rêves dans les pierres” –, elle s’est plus tard rapprochée de l’écrivaine française Annie Le Brun, dont elle a illustré sur de nombreux ouvrages poétiques et littéraires. Co-commissaire de cette exposition, précédemment montrée à la Galerie Nationale de Prague et au Hamburger Kunsthalle de Hambourg, la femme de lettres revient sur sa relation avec une artiste inclassable au génie encore trop méconnu, tout en livrant son regard sur la production et la sensibilité d’une femme peu loquace, libre et, par-dessus tout, profondément elle-même.
Numéro : Née en 1902 et disparue en 1980, Toyen a presque traversé l’intégralité du 20e siècle, au fil duquel elle a côtoyé de nombreux artistes, notamment les grandes figures du surréalisme à Paris. Quand et comment l’avez-vous rencontrée ? Vous souvenez-vous de ce qui vous a marquée, de prime abord, dans son travail et sa personne ?
Annie Le Brun : Je la rencontre fin 1963-début 1964, quand je m’approche du surréalisme. Avant même de connaître son travail, je suis frappée autant par son silence que par l’intensité de sa présence. Mais aujourd’hui je peux dire que, sans en être alors vraiment consciente, c’est sûrement la façon dont elle n’aura cessé de relier la question érotique au problème de la représentation qui m’a subjuguée dès le départ.
Comment décririez-vous sa personnalité ?
J’ai été fascinée par sa liberté, son intégrité et la détermination qu’elle mettait à aller au bout de ce qu’elle entreprenait. Mais, tout autant, par la façon dont elle refusait sauvagement ce qui réduit, amoindrit, enlaidit.
L’œuvre de Toyen frappe à la fois par la diversité de ses filiations formelles, du cubisme au surréalisme, mais aussi par sa maîtrise de la peinture, qui lui permet de faire saillir sur la toile la texture des pierres par l’amas de matière autant qu’orchestrer la fusion éthérée de corps volatiles par sa gestion des couches, de la nuance et du flou, ou encore de représenter des détails minuscules à l’encre de Chine avec une extrême précision. Comment a-t-elle appris le dessin et la peinture, et est-elle parvenue à obtenir ces techniques que l’on constate en se plongeant ans ses œuvres ?
On sait que quand elle quitte sa famille à 17 ans, elle travaille à faire des paquets dans une usine, mais aussi que pendant un certain temps, elle fréquente l’école des Arts décoratifs. Seulement, elle n’y reste pas. Quand elle rencontre le jeune peintre Jindrich Styrsky deux ou trois ans plus tard, l’un et l’autre se retrouvent à rejeter en même temps que le vieux monde l’enseignement des arts plastiques qui est alors prodigué. Cela dit, sa connaissance de l’histoire de l’art, qu’elle a surtout acquise par sa fréquentation des musées, était impressionnante. Comme on parle de grand lecteur, on peut dire que Toyen aura été un prodigieux regardeur.
Pour autant, Toyen a tout au long de sa vie refusé de se définir en tant que peintre. Pourquoi ?
Car, pour elle, seule lui aura importé la poésie comme autre façon d’être au monde. L’agaçait profondément toute la rhétorique autour du “métier” de peintre. Tel Rimbaud, elle est “ailleurs”. Seulement, compte tenu de ses dons exceptionnels, la peinture aura été pour elle le moyen le plus sûr et le plus rapide d’y accéder. Pas plus que Rimbaud ne se veut littérateur, elle ne se veut peintre. Comme lui, elle est en quête de la “vraie vie”. C’est aussi en ce sens que, dans leur manifeste de l’artificialisme, Toyen et Styrsky insistent, dès 1926, sur l’absence de différence entre le peintre et le poète, à la recherche “des émotions poétiques qui ne sont pas seulement optiques”.
“Dans la salle obscure de la vie, je regarde l’écran de mon cerveau”
– Toyen à Annie Le Brun.
Comment son œuvre était-elle reçue à l’âge d’or du surréalisme ? Notait-on déjà des différences de traitement de son travail par rapport à ses homologues masculins ?
Dès 1934, quand se fonde le groupe des surréalistes tchèques et quand André Breton et Paul Eluard sont invités à Prague à cette occasion, l’un et l’autre sont très impressionnés par la personne de Toyen comme par son travail. Comme le seront les autres surréalistes qu’elle va rencontrer quelques mois plus tard à Paris, dont Tanguy et Benjamin Péret – ce dont l’exposition témoigne à travers de nombreux documents. D’ailleurs, à partir de ce moment, Toyen va être présente dans chacune des expositions internationales du surréalisme comme dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme de 1938, où sa Dormeuse est reproduite.
On a parfois qualifié Toyen de militante, notamment pour ses positions anarchistes et communistes durant la première moitié du 20e siècle. Que retenez-vous de ses engagements, de ses points de vue ou de sa manière de les formuler ?
Militante est un mot qui ne lui convient pas. De ses engagements, je retiendrais d’abord l’absence de tout commentaire. Quelque radicales qu’aient été ses prises de position, elle ne cherchait pas à les justifier. Je ne l’ai jamais vu tergiverser. Ses décisions relevaient d’un sens instinctif de la liberté. Et c’est pourquoi, elle semblait les avoir prises, quelles qu’elles soient, comme la chose la plus naturelle du monde.
Grâce à votre proximité avec l’artiste, avez-vous pu accéder à ses ateliers, ses lieux de travail, et ainsi mieux comprendre ce qui nourrissait son imaginaire de son vivant ?
Si je suis souvent allée chez Toyen, c’est-à-dire dans son atelier, elle était aussi discrète sur sa façon de travailler que sur sa vie privée. Les quelques tableaux qu’elle avait d’elle étaient tournés vers le mur. Parfois, seulement elle montrait les derniers qu’elle venait de réaliser, comme pour, de loin, donner de ses nouvelles. Mais sans aucun commentaire, sinon quand elle cherchait à en préciser le titre, c’est-à-dire quand elle en avait l’idée sans en avoir trouvé la formulation exacte. Cette recherche de la précision dans le lyrisme est caractéristique de l’importance qu’elle leur donnait, affirmant l’équivalence de la poésie et de la peinture, dont elle s’est, en fin de compte, toujours réclamée.
“Seule aura importé à Toyen la poésie comme autre façon d’être au monde.” – Annie Le Brun
Justement, pourquoi était-elle si secrète sur sa vie privée ?
À mon avis, parce que cela lui aura semblé la plus élégante manière d’affirmer sa souveraineté.
En 1966, Toyen s’est proposée d’illustrer un de vos textes, ouvrant vers une collaboration fructueuse entre vous deux. Comment se déroulaient, généralement, ces projets à quatre mains ?
Tout se sera toujours passé comme allant de soi, sans pratiquement en parler. Si la première fois, c’est elle qui a pris la décision de faire quelque chose ensemble, par la suite, je lui donnais mes textes à lire. Quelque temps après, elle me montrait ce qu’elle avait fait. À chaque fois, j’étais éblouie par la façon dont elle révélait le sens profond de ce que j’avais écrit pour en enrichir la perspective, comme pour relancer la balle au plus loin.
“Je ne crois pas que Toyen se soit jamais vraiment préoccupée de sa notoriété. Ce qui lui importait, c’était de vivre et de penser librement.” – Annie Le Brun
Laquelle de vos collaborations vous a le plus marquée ?
Peut-être la première parce que je ne m’y attendais pas du tout. Mais aussi parce que les six collages qu’elle a faits à cette occasion ont, à mes yeux, inauguré une radicalité inédite dans l’image, quelque chose comme une nouvelle optique dont elle ne va plus cesser d’affirmer l’efficacité. Je suis tentée d’y voir la mise en œuvre de ce qu’elle formulera quelques années plus tard lors de l’une de ses rares confidences: “Dans la salle obscure de la vie, je regarde l’écran de mon cerveau”. Ce qui vaut aussi bien pour Vis à vis, le cycle de douze collages qu’elle fait en 1972, que pour les masques-collages qu’elle réalise en 1976 lors d’un projet de mise en scène de la pièce de Radovan Ivšić Le Roi Gordogane.
En effet, le poète et dramaturge Radovan Ivšić – votre époux à l’époque – et vous-même avez été très proches de Toyen vers la fin de sa vie, lorsque son œuvre connaissait un moindre succès que durant les précédentes décennies, et à l’époque d’un rejet du surréalisme. Comment-a-t-elle vécu ses dernières années et le déclin de sa notoriété ?
Je ne crois pas que Toyen se soit jamais vraiment préoccupée de sa notoriété. Ce qui lui importait, c’était de vivre et de penser librement. C’est pourquoi, bien que solitaire, elle a toujours misé sur l’amitié et sur l’activité collective comme lieu d’échanges, garants de sa liberté. Ainsi, après la dissolution du mouvement surréaliste, il était impensable pour elle que prenne fin cette relation au monde et aux autres, telle qu’elle la concevait, en dehors des habituelles conventions sociales. Elle en aimait la turbulence, voire la violence de ce que Rimbaud appelle le “combat spirituel”. En ce sens, remarquable est la façon dont, vers 1970, Toyen s’investit dans la constitution des Éditions Maintenant. Elle y prend part à la rédaction des textes collectifs, elle illustre les textes qui lui plaisent, tout en poursuivant sa propre quête, qui l’amène à innover de plus en plus dans le collage.
Comment avez-vous travaillé avec les deux autres commissaires Anna Pravdová, Annabelle Görgen-Lammers sur cette exposition et la mise en avant de cette œuvre, aujourd’hui si peu connue du public contemporain français ?
Très vite, nous sommes tombées d’accord sur la nécessité de présenter une vision d’ensemble du travail de Toyen, pour justement donner à voir l’ampleur de son parcours et la profondeur de sa quête. Nous avons travaillé pratiquement sur le même corpus. Après, suivant les étapes, l’éclairage a un peu différé : à Prague où Toyen est déjà un mythe, il a paru important de suggérer ses rapports avec l’avant-garde tchèque de l’entre-deux guerres. À Hambourg, où elle était peu connue, certaines de ses œuvres ont été mises en écho avec des pièces du fonds surréaliste de la Kunsthalle. En revanche, à Paris, nous avons délibérément choisi d’évoquer la singularité de sa trajectoire, que ce soit avant ou après son rapprochement avec le surréalisme.
Avec cette exposition présentée dans trois grands musées européens, mais aussi la présence d’œuvres de Toyen, actuellement, dans l’exposition principale de la 59e Biennale de Venise, il semble que le vent tourne à nouveau et qu’on semble vouloir reconnaître l’artiste à sa juste valeur. Quelle résonance son œuvre peut-elle avoir dans notre société contemporaine, et pourquoi est-il si nécessaire de la (re)découvrir ?
Son œuvre peut-elle nous aider à prendre conscience de la misère des images qui nous sont imposées ? À cet égard, cette rétrospective Toyen aura tenu pour moi autant de l’interrogation que du pari. M’étant en effet beaucoup interrogée, ces dernières années, sur le nouveau statut de l’image lié à son interchangeabilité dans l’univers numérique, je me suis constamment demandé, lors de la préparation de cette exposition, comment allaient être perçues les images de Toyen. Sans parler de la constante érotique qu’il y a chez elle, qui s’inscrit à l’encontre de l’actuelle marchandisation du sexe, comme de la recrudescence du puritanisme multiface qui va de pair. Jour après jour, je mesurais ce qui séparait les œuvres de Toyen d’une image de plus en plus vidée de son contenu pour n’être que le leurre, à travers lequel la dictature de la visibilité réussissait à confondre profit et contrôle.
Toute la question était pour moi de savoir si ses œuvres avaient ou non le pouvoir d’échapper à cette nouvelle économie d’un regard en passe d’être complètement marchandisé. Aujourd’hui, deux mois après l’ouverture de l’exposition, les réactions de la presse, comme de visiteurs souvent ébranlés, laisseraient à penser que tout n’est pas complètement perdu. Force est même de constater que, par l’énigme dont elles sont porteuses, les images de Toyen peuvent encore nous arracher, ne serait-ce qu’un temps, à l’immédiateté, sur laquelle repose cette dictature de la visibilité. Comme si l’extraordinaire traversée de l’image, avec laquelle sa vie se sera confondue, venait nous rappeler que notre liberté est toujours en quête de ses formes. Si cela se confirme, je ne crois pas que Toyen aurait désiré plus grand succès.
Une fois l’exposition montée, qu’avez-vous ressenti devant cette très riche rétrospective et mise en avant de l’œuvre de cette artiste que vous avez si bien connue ?
Je suis heureuse que, pour la première fois, on puisse découvrir sa singularité à travers le déploiement de son parcours et mesurer quelle en a été la profonde cohérence sensible.
“Toyen. L’écart absolu”, jusqu’au 24 juillet au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, Paris 16e.