Pourquoi un tableau de Kandinsky vient-il de battre un record aux enchères ?
Adjugée à près de 42 millions d’euros chez Sotheby’s Londres, une toile de Vassily Kandinsky a battu tous les records de vente de l’artiste russe ce mercredi 1er mars au soir. Numéro décrypte les coulisses d’un tel succès avec le spécialiste Thomas Boyd-Bowman.
Par Camille Bois-Martin.
C’est un moment suffisamment rare dans le marché de l’art pour être remarqué : une nouvelle toile réalisée par Vassily Kandinsky au début de sa carrière est passée sous le marteau chez Sotheby’s Londres ce mercredi 1er mars. Un événement exceptionnel qui aura porté ses fruits, puisque l’œuvre a été adjugée 41,9 millions d’euros (soit 37,2 millions de livres) et a ainsi dépassé tous les records de vente pour l’artiste russe, fixé depuis 2017 à 37,2 millions d’euros. Restituée en septembre dernier aux héritiers de la famille de collectionneurs Sternn-Lippmann, spoliée de ses œuvres pendant la Seconde Guerre mondiale, la Vue de Murnau peinte en 1910 par Kandinsky quitte à nouveau cette collection pour rejoindre celle d’un acquéreur pour le moment resté anonyme.
Dans une palette colorée très vive, Kandinsky (1866-1944) y dépeint le petit village bavarois au sein duquel il s’est établi de 1907 à 1913. Collines, maisons, grande église ou encore ciel agité… On y retrouve des éléments présents dans les vues de Murnau qu’il réalise à cette même période, tandis que leur agencement et leurs contrastes préfigurent ses premières compositions abstraites. “Cette œuvre la genèse de son art” commente Thomas Boyd-Bowman, chef du département Impressionnisme et Art Moderne de Sotheby’s Londres. Le spécialiste apporte son éclairage pour tenter de répondre à cette question : pourquoi Vue de Murnau (1910) est-il un chef-d’œuvre ?
1. Parce qu’il marque un tournant dans la vie de Kandinsky
Si son nom s’inscrira plus tard en gras dans les livres d’histoire de l’art, le jeune Vassily Kandinsky embrasse sa carrière d’artiste plus tardivement que ses semblables. Dans sa ville natale de Moscou, il suit d’abord des études de droit en vue de devenir avocat, et décide à l’âge de 34 ans de déménager à Munich pour étudier le dessin, avant de rejoindre l’Académie des Beaux-Arts. De la Russie à l’Allemagne en passant par la Suède, l’homme voyage de pays en pays européens jusqu’à séjourner à Paris, où il découvre en 1907 le mouvement impressionniste et les couleurs vives des peintures fauvistes qu’il applique par la suite dans ses toiles telles que la Vue de Murnau, réveillée par le bleu nuit du ciel, le rouge vif du soleil ou encore le vert tendre de la vallée. Suite à ces émois esthétiques parisiens, le trentenaire russe sort alors plus déterminé que jamais à faire carrière dans ce métier.
“À la fin des années 1900, Kandinsky décide de se dévouer entièrement à son art”, explique Thomas Boyd-Bowman. Pour ce faire, l’artiste s’installe dans le petit village bavarois de Murnau avec sa compagne et ancienne élève, l’artiste Gabriele Münter. Pendant près de sept ans, les deux amants arpentent cette commune et sa région, où ils trouvent les motifs de nombre de leurs œuvres : l’église, les paysage vallonné, les petites habitations… Autant de motifs que l’on retrouve dans Vue de Murnau de 1910, tout comme dans près de vingt toiles similaires exploitant la même thématique. Pendant cette période passée à Murnau, l’artiste croque à la peinture à l’eau sur papier de nombreuses vues du village et de son paysage rural – qu’il utilisera comme brouillons pour réaliser ses toiles jusqu’à la fin des années 20. Sa créativité stimulée et ses carnets remplis d’esquisses, Kandinsky quitte définitivement Murnau vers 1913 pour rejoindre la ville de Munich, avant de la quitter à son tour à l’orée de la Première Guerre mondiale.
2. Parce qu’il nourrit sa théorie des couleurs
Lorsqu’il réalise cette Vue de Murnau en 1910, Vassily Kandinsky n’en est qu’aux prémisses de la pratique qui deviendra par la suite sa signature. Déjà fasciné par la couleur, le Russe commence à explorer son pouvoir visuel au cours de ces années passées à peindre le village bavarois, dont les représentations tendent peu à peu vers des formes plus abstraites. Dans ce paysage figuratif, Kandinsky élargit son coup de pinceau et intensifie ses couleurs, au point que ses larges aplats colorés occultent presque les éléments reconnaissables du paysage, et deviennent plus importants que le sujet lui-même. Une utilisation des couleurs que le commissaire de Sotheby’s qualifie de “radicale”, tant celles-ci ne correspondent pas à la réalité du paysage représenté : la montage apparaît en bleu foncé, le soleil éclaire le village de sa lumière rouge, tandis que les maisons sont peintes en rose vif. L’importance des couleurs aux yeux de Kandinsky se confirme par la publication de sa théorie picturale un an plus tard, en 1911. Intitulée Du spirituel dans l’art, ce premier ouvrage de l’artiste forme un manuel essentiel pour comprendre son œuvre. L’homme y explique notamment la signification qu’il attribue à chaque couleur : ainsi, le vert représente l’harmonie et le rouge, la violence.
4. Parce qu’il revient dans le marché de l’art après plus de 100 ans
Lorsque Kandinsky quitte Murnau à la veille de la Première Guerre mondiale, il confie la plupart de ses toiles à son amante Gabriele Münter. Si cette dernière en lègue plusieurs au musée Lenbachhaus de Munich, dont presque la totalité des dix-neuf Vue de Murnau, celle de 1910 sera vendue aux Sternn-Lippmann, une riche famille de collectionneurs allemands très influents sur la scène artistique et littéraire de Berlin. Le tableau de Kandinsky reste exposé dans leur salon privé jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle ces derniers sont obligés de fuir aux Pays-Bas. Suite à la déportation et l’exécution de Johanna Margarethe Stern en 1944, la collection familiale est dispersée à travers l’Europe et la Vue de Murnau disparaît de la circulation, avant de réapparaître en 1951 sur les cimaises du musée d’art d’Eindhoven où elle restera durant ces 71 dernières années. Ce n’est qu’en septembre dernier que l’œuvre reviendra finalement aux héritiers de la famille Sternn-Lippmann, qui décident de sa mise aux enchères chez Sotheby’s Londres – soit plus de cent ans après l’avoir acquise au milieu des années 1910. “C’est un évènement majeur pour le monde de l’art car c’est la première fois que cette œuvre de Kandinsky apparaît sur le marché contemporain” s’enthousiasme Thomas Boyd-Bowman quelques jours avant la vente. Avec le montant record de 42 millions d’euros atteint ce mercredi 1er mars, la vente de Vue de Murnau (1910) ne peut que lui donner raison.
3. Parce qu’il préfigure l’histoire de l’art abstrait
“Vue de Murnau marque le point de rupture avant l’abstraction, estime le spécialiste Thomas Boyd-Bowman. On peut voir d’où Kandinsky vient et où il souhaite aller”. En 1910, le peintre entame en effet son cheminement vers l’abstraction, qui aboutira trois ans plus tard sa première toile complètement abstraite Composition VII. Cette Vue de Murnau représente ainsi un moment pivot dans sa pratique, où l’artiste réalise que la représentation figurative des choses telles qu’elles apparaissent n’est plus aussi importante que les couleurs présentes sur la toile et leur pouvoir émotionnel et intellectuel, qu’il considère bien plus puissant. À Murnau, Kandinsky pose les bases de ses peintures pour les trois décennies et notamment des Compositions abstraites qu’il réalise durant sa période à l’école du Bauhaus. L’artiste y organise les éléments géométriques selon des principes similaires : les mouvements circulaires en haut à gauche du tableau de 1910 se traduiront plus tard par des cercles, la pointe de l’église au centre-droit deviendra un triangle, tandis que les contours des collines se transformeront en lignes droites… Avec ces composantes récurrentes, ses œuvres réalisées à partir de 1913 seront longtemps considérées par les historiens de l’art comme les premières peintures abstraites. Un postulat aujourd’hui remis en cause depuis la rédécouverte de l’artiste suédoise Hilma af Klint (1862-1944), dont les toiles spirituelles et poétiques posent dès la fin du 19e siècle les jalons de l’abstraction picturale en Occident.