Masculinités queer : l’artiste Andrew Moncrief dévoile son projet avec Gucci et Numéro art
Pour Numéro art et en collaboration avec Gucci, l’artiste canadien Andrew Moncrief, aujourd’hui installé à Berlin, a réalisé une série mode et un film autour de cinq personnalités queer berlinoises revêtant des pièces de la maison italienne et offrant une diversité d’approches de la masculinité. Ces images où les corps se meuvent dans des chorégraphies douces et sensuelles lui ont servi de matériau d’origine pour réaliser les collages préparatoires aux toiles présentées lors de sa première exposition parisienne, à partir du 22 juin 2022 à la boutique Gucci Saint-Germain. L’artiste interroge la masculinité et la représentation des corps queer dans ses toiles surréalistes et puissantes inspirées d’images existantes, retravaillées telles des collages où s’entremêlent les couleurs et les formes.
Direction artistique par Andrew Moncrief Samuel François.
Réalisation par Thibaut Wychowanok.
et Julien Barbès.
Numéro art : Pouvez-vous nous parler de ces images photographiées pour le magazine ? Il s’agit d’une série mode, mais c’est aussi le canevas de quelque chose d’autre ?
Andrew Moncrief : Je suis en train de concevoir une série de peintures qui évoquent la masculinité et l’identité masculine. Mon travail est en évolution permanente et traite de mon identité en tant qu’homme gay et queer. Pour composer mes peintures qui ressemblent à des collages, j’ai dû créer des images de référence et en sourcer d’autres. Habituellement, j’utilise des nus, mais ici, tout se construit sous l’angle de la photo de mode : je suis sensible aux corps vêtus, aux drapés classiques et à la peinture de la Renaissance. Je pense que ces images pourraient se suffire à elles-mêmes pour une série mode, mais elles ont été réalisées sous forme de blocs de construction pour des tableaux qui seront exposés chez Gucci, à Paris, pendant la Semaine de la mode masculine.
Ces peintures évoquent donc, comme vous l’avez dit, le corps et la masculinité. Mais ces tableaux ne semblent pas vraiment, à mes yeux tout au moins, être un pur hommage. On dirait qu’ils comportent quelque chose de trouble, ou peut-être même de dysmorphique. Mon ressenti est-il juste, ou est-ce que je me projette totalement?
Je pense que cette analyse est juste. En tant que jeunes gays, nous devons nous forger une identité qui va à l’encontre de la “norme”, pour ainsi dire. J’ai donc toujours été intéressé par ce qui nous pousse à vouloir corriger ou modifier les défauts qu’on perçoit chez soi. Alors, souvent, même si ça n’est pas la meilleure comparaison, je pense à M. Patate. Je me dis : “Et si je pouvais faire comme lui et avoir ces lèvres ou ces yeux… À quoi je ressemblerais si je pouvais changer les défauts que je perçois chez moi ?” Dans certaines de mes œuvres précédentes, je collais des parties de corps fétichisées pour créer des formes hybrides, et celles-ci devenaient l’incarnation de la manière faussée dont je me perçois. Je m’intéresse aux dichotomies entre séduction, beauté et dysmorphie. Il y a des idéaux de beauté qui s’inscrivent dans certains types de canons : nous sommes complètement bombardés par ce genre d’images sur les réseaux sociaux, et, chez moi, cela provoque un trouble de la dysmorphie. Quand j’étais plus jeune, je me voyais comme un enfant maigre et efféminé, ce qui était en contradiction directe avec le milieu de bûcherons canadiens issus de la classe ouvrière dans lequel j’ai grandi. J’avais honte de mon corps, comme si je n’étais pas assez fort pour m’assimiler à cette idéologie machiste dans laquelle je baignais.
Les personnes de la série mode, et donc les éléments de corps des peintures, possèdent de nombreux attributs qui relèvent d’un corps idéalisé. Ou du moins de ce corps idéalisé par la communauté masculine cis gay – musclé, doté de tablettes de chocolat, sans graisse, imberbe, etc.
Nous avons casté cinq mannequins pour essayer d’obtenir un éventail complet de la masculinité, ce qui, bien sûr, est impossible à réaliser avec seulement cinq personnes. Dans cette série, je voulais m’attacher à mettre en valeur les vêtements, et la tension qu’ils généraient, comme une métaphore du corps et des tensions qu’il est lui-même capable de ressentir. Je me suis donc concentré sur les plis et sur la façon dont ces vêtements bougeaient. Ce travail s’est également constitué en référence à Francis Bacon. Sur le shooting, nous disposions d’une grande quantité d’images de ses peintures, c’est-à-dire de sa représentation du corps, qui est à la fois vraiment belle et tout à fait grotesque. Francis Bacon était homosexuel, et il se haïssait. Ses œuvres sont extrêmement intenses, toujours marquées par ces couleurs magnifiques, ces doux roses pastel et tous ces verts… J’espère que nous avons réussi à transposer quelques-unes de ces influences dans ce travail.
Certaines de vos images d’archives proviennent du Schwules Museum à Berlin…
Absolument. Le Schwules Museum est à la fois un musée, un centre de recherche et d’archives, une bibliothèque et plus encore. Il se concentre sur l’art et sur l’histoire queer. Mon ami Peter Welz m’a invité à le visiter, et quand je l’ai découvert, ainsi que ses archives, j’ai été bluffé ! Ce musée possède trois exemplaires de chaque numéro de Physique Pictorial, un périodique qui paraissait dans les années 50 et qui montrait des hommes presque nus dans des poses inspirées de l’Antiquité. Il n’était pas explicitement destiné aux homosexuels, mais tout le monde savait que c’était le cas. Parmi tous les magazines qu’ils avaient dans leurs archives, beau- coup étaient abîmés et ils m’ont donc autorisé à en prendre!
Vous arrive-t-il de vous sentir frustré ne pas pouvoir exprimer toutes les choses que vous avez envie de dire avec les outils dont vous disposez ?
C’est une très bonne question. Moi, je fais un travail sur le corps. Je le fais avec mon corps. Je suis dans mon studio. Je bouge. J’écoute parfois de la musique. Mais j’ai un peu l’impression que ma peinture est insuffisante, comme si ça manquait de son, que rien ne se produisait vraiment. Tout reste en quelque sorte figé dans le temps, vous voyez ? Honnêtement, j’ai l’impression que j’aimerais savoir danser ou m’exprimer de manière plus physique. Enfin, bien sûr, je peux aller à un concert ou dans un club et danser, mais j’aimerais savoir vraiment danser, faire de beaux gestes fluides, parce que je pense que c’est quelque chose que j’aimerais pouvoir exprimer dans ma peinture. Mais parfois, à un niveau vraiment personnel, quand je travaille dans mon atelier, je ressens des pulsions quand je peins, et c’est excitant. Et puis il y a de la musique, et, d’une certaine manière, je suis vraiment dans le truc, et soudain je me dis : “Argh”, et je me sens toujours coincé parce que j’essaie de produire avec d’autres outils, donc ça ne se transpose pas vraiment. Vous voyez ce que je veux dire ?
Exposition Andrew Moncrief, Gucci, 161, boulevard Saint- Germain, Paris, pendant la Fashion Week homme.
Credits :
Artist : Andrew Moncrief
Creative Direction : Andrew Moncrief & Thibaut Wychowanok
Film Director : Viktor Sloth
Stylist : Samuel François
Stylist Assistant : Phyllis Jana
Photographer : Julien Barbès
Digital Operation : Maxine Riewe
Light Assistant : Jean-Paul Guzmàn
First Assistant Camera : Virgile Bikindou
DOP Assistants : Tino Richter & Ole Villwock
Casting Director : Julie Sinios
Hair artist : Tobias Sagner
Make-up artist : Susanna Jonas
Set-Design : Leonardo Papini & Andrew Moncrief
Production : Robert Laby
Edit / Music / Sound : Martin Allin Strandgaard