Les oiseaux rares de Jerry Stafford à la galerie White Cube
Depuis l’ouverture de son espace parisien, la galerie White Cube invite régulièrement une personnalité à déployer son univers et ses obsessions à travers une exposition curatée par ses soins. Après Michèle Lamy, place au styliste et auteur Jerry Stafford. Connu pour ses collaborations avec Tilda Swinton et les plus grands magazines de mode, celui qui est aussi directeur artistique investit l’espace avec des œuvres consacrées à la figure de l’oiseau, signées des plus grands artistes de la galerie et d’invités prestigieux (de Picasso à Kiki Smith). Pour Jerry Stafford, “l’art, comme les oiseaux, se contemple dans l’attente d’une révélation”. Intitulée “Rara Avis” (oiseaux rares), le group show est à découvrir jusqu’au 8 avril.
Interview : Thibaut Wychowanok.
D’où vous vient cette obsession pour les oiseaux ?
Quand j’étais enfant, les oiseaux représentaient pour moi un portail vers l’exotique et l’inconnu, une porte vers un autre monde. L’un de mes oncles dirigeait un musée anthropologique, et il avait pris l’habitude m’envoyer des livres consacrés aux oiseaux. Très vite, ils sont devenus des objets de fétichisme que j’allais observer la nuit. J’en suis devenu passionné et me rends dans différents lieux à travers le monde pour les observer. J’y passe un temps infini si besoin. Tout est une question d’expérience, d’attente, d’observation. En cela, j’assimilerais l’expérience du “bird watcher” à celle que l’on peut faire de l’art. Il s’agit dans les deux cas d’une expérience sensorielle. Il y est question de contexte, de géographie, de temps passé, d’être connecté à son environnement. L’art, lui aussi, est une question de contemplation. Une question d’observation, d’attente que la révélation se fasse. Et il faut souvent être patient. La nature est belle, bien sûr, mais elle peut aussi être violente, perturbante. Tout comme l’art. La révélation n’a pas toujours à être belle. Elle peut être même inquiétante. Dans tous les cas, on y trouve un certain plaisir.
Que signifie le titre de l’exposition “Rara Avis” (oiseaux rares) ?
Il s’agit d’une expression latine que l’on retrouve chez Horace et qui exprime le caractère exceptionnel et la rareté d’un être. Elle était notamment utilisée pour parler du cygne noir, qui est d’ailleurs l’animal représenté par Gary Humes dès la première salle. Mais les oiseaux rares, ce sont aujourd’hui aussi, bien évidemment, les oiseaux qui sont en train de disparaître à cause de l’homme et du dérèglement climatique. L’exposition n’est pas exempte d’une certaine tristesse. Vous y trouvez d’un côté l’extraordinaire et l’exotique, et de l’autre, le thème de la disparition ainsi que d’autres enjeux urgents pour la planète. Je pense notamment à la question des migrations. Les migrations humaines ont toujours formé un thème essentiel pour Danh Vo, dont je montre une pièce en dialogue avec Tracey Emin notamment. La question du déplacement, de la colonisation aussi. Je pense encore à l’œuvre de Pietro Ruffo qui trace une large carte des migrations, avec, dans son dessin, un sens esthétique et du détail qui tient véritablement de la haute couture.
Vous présentez également des artefacts gréco-romains et précolombiens…
Je souhaitais absolument contextualiser l’art contemporain présenté au sein d’une histoire et d’une préhistoire de l’art. Vous ne pouvez comprendre les œuvres de Picasso ou de Leonor Fini sans avoir ces références en tête. Noel Grunwaldt fait référence quant à lui aux peintres flamands et néerlandais et à leurs magnifiques ménageries d’oiseaux. Pour en revenir aux artefacts, je présente une impressionnante pièce en plumes précolombienne qui date probablement de 400 ans avant notre ère. Les plumes étaient très importantes dans les sociétés sud-américaines, notamment en tant qu’outil d’échange. L’oiseau, lui-même, était le symbole d’une connexion entre le ciel et la terre, entre le monde des vivants et le monde des morts, d’une ouverture vers le paradis. C’était le cas pour les Améridiens d’Amérique du Nord. La plus ancienne pièce de l’exposition, autour de 2500 ans avant notre ère, a quelque chose du totem shamanique zoomorphique qui nous connecte à une cosmologie astrale. On peut également citer Horus, dieu faucon égyptien et véritable divinité cosmique…
Comment avez-vous sélectionné les artistes présentés ?
L’exposition trouve son origine dans un projet que j’avais réalisé pour Another Magazine il y a 14 ans. J’avais écrit un long texte sur ma relation aux oiseaux et curaté un portfolio d’œuvres d’artistes sur ce thème. Nous avions imaginé en faire une exposition mais cela n’avait pas abouti. Quand, l’année dernière, Jay Joplin [fondateur de White Cube] m’a invité à être le commissaire d’une exposition à Paris, j’ai tout de suite pensé aux oiseaux. Évidemment, je me suis appuyé sur les grands artistes représentés par la galerie comme David Altmejd, Michael Armitage, Tracey Emin, Isamu Noguchi ou Raqib Shaw. Mais le plus important pour moi était que ces artistes soient, tout comme moi, des passionnés d’oiseaux. Que les oiseaux aient une signification toute particulière dans leurs travaux. Tracey Emin, par exemple, a étudié l’ornithologie. Fred Tomaselli, qui est par ailleurs l’un de mes artistes favoris, est un “bird watcher” comme moi. Il se rend à Central Park pendant les migrations dans l’attente de l’arrivée des parulines. Gary Hume, Nicola Tyson ou encore Kiki Smith ont développé un rapport passionné et intense avec la nature. Il était important pour moi que l’exposition ne soit pas juste une collection de représentations figuratives d’oiseaux.
On trouve un autre oiseau rare dans l’exposition, une robe-sculpture d’Iris van Herpen…
Avec mon background [Jerry Stafford a collaboré avec les plus grands créateurs et photographes de mode], j’ai immédiatement pensé à cette robe oiseau d’Iris van Herpen. Elle est issue de la première collection sur laquelle nous avons collaboré, en 2013. Elle sera présentée au sein de l’exposition que lui consacre le musée des Arts décoratifs de Paris à la rentrée.
L’oiseau peut-il être remodelé par l’homme, domestiqué ?
Très peu le peuvent. Le plus évident est le poulet. Et c’est pourquoi le très beau triptyque de Raqib Shaw le prend comme figure principale. Le poulet est issu d’un oiseau sauvage de la jungle. Mais la relation de l’homme à l’oiseau ne peut se limiter à sa domestication. Il est un symbole et un signe culturel important. Le pigeon est aussi domestiqué, mais sa portée est plus grande : il s’est transformé en messager…
Observez-vous les hommes comme vous observez les oiseaux ?
Je suis depuis enfant un “bird watcher” et je me suis révélé être un observateur du mouvement punk dans les années 80. J’aime regarder l’apparence et le comportement des gens. Une photo avec Boy George en témoigne au sein de l’exposition. J’ai toujours observé les oiseaux de nuit qui peuplent la mode et les nightclubs.
Rara Avis curated by Jerry Stafford, galerie White Cube, 10 avenue Matignon, Paris. Jusqu’au 8 avril.