Le jour où les eaux du Grand Canal de Venise devinrent vert fluo
Le 19 juin 1968, l’artiste argentin Nicolás García Uriburu déversa une quantité suffisante de fluorescéine – 30 kilos – dans les eaux du Grand Canal de Venise pour provoquer, huit heures durant, leur coloration en vert fluo sur une distance d’environ trois kilomètres…
Illustration par Soufiane Ababri.
Texte par Éric Troncy.
“Je voulais souhaiter bonne chance à la Biennale de Venise. J’ai donc utilisé le vert, la couleur de l’espoir”, expliqua plus tard l’artiste. Car en effet, l’action eut lieu a lendemain de l’inauguration de la 34e Biennale de Venise.Celle-ci fut hautement perturbée par l’onde de choc des événements politiques du mois précédent, le mois de mai 1968. De nombreuses salles furent fermées, ou tout simplement vidées, les œuvres exposées retournées ou jetées au sol. L’accès au pavillon français (qui présentait les œuvres d’Arman, de Piotr Kowalski, de Nicolas Schöffer et de Jean Dewasne) fut entravé par des slogans liés à mai 68, et, sur les vitres du pavillon suédois, on pouvait lire : “La Biennale è morta.” Des artistes et des étudiants, qui distribuaient des flyers où était écrit “Inauguration de la première Biennale du flic”, s’attaquèrent aussi à divers édifices : la Ca’ Pesaro, la Galleria Internazionale d’Arte Moderna… “J’ai envoyé un télégramme aux étudiants et au président de la manifestation en indiquant clairement que je voulais me retirer définitivement de cette exposition parce que les conditions minimales de ma liberté d’artiste avaient été violées, du fait de la violence des étudiants des beaux-arts et de l’intervention virulente de la police”, expliqua l’artiste italien Pino Pascali. Ainsi, lorsque la Biennale ouvrit au public le 21 juin, il n’y avait en somme presque plus rien à voir.
Uriburu déversa sa poudre colorante depuis une gondole conduite par Memo, un marinier vénitien que la police arrêta en compagnie de l’artiste après une course-poursuite qui connut son terme place Saint-Marc. Ils furent détenus plusieurs heures, s’efforçant d’ex- pliquer que la fluorescéine n’était pas toxique pour l’environnement, et que l’ensemble relevait d’une nouvelle approche tout à fait sérieuse de l’idée même de peinture.
Dans un texte qui accompagne les photographies réalisées alors (l’une d’elles se trouve dans les collections du Centre Pompidou), l’artiste explique : “L’art n’a plus de dimension autonome : il dépend de l’environnement, c’est-à-dire de la ville, des cours d’eau… Il surprend le public dans son propre espace vital. L’art a une vie propre : un début et une fin. L’art change de lieu, de forme, de dimension. Il varie selon la météorologie, les marées, les courants…”
Durant les deux années qui suivirent, Nicolás García Uriburu répéta l’opération dans les eaux de l’East River à New York, de la Seine à Paris, du Río de la Plata à Buenos Aires.