Juergen Teller, photographe de mode star d’un monde sans artifices
Exposé récemment au Grand Palais Ephémère, et actuellement à La Triennale de Milan, Juergen Teller s’est imposé parmi les stars de la photographie de mode. On y parcourt ses clichés empreints d’audace et de réalisme qui ont rendu ses portraits de célébrités reconnaissables entre tous.
Par Éric Troncy.
Ooops… he did it again! Dix-huit ans après une série de photos historiques le mettant en scène en compagnie de Cindy Sherman pour une campagne publicitaire Marc Jacobs, Juergen Teller, à nouveau, photographie l’artiste américaine, désormais âgée de 70 ans, devant le 72 Spring Street, QG de Marc Jacobs à New York, pour célébrer les 40 ans de création du designer. C’est une excellente nouvelle, car la série réalisée en 2005, qui montrait notamment Teller, veste blanche et lunettes de soleil, debout derrière Cindy Sherman, pull à rayures et jupe à pois, lui empoignant gaillardement les seins, n’est jamais devenue “œuvre”. Teller m’avait rapidement expliqué qu’il n’était pas possible de l’exposer telle une œuvre d’art, évoquant des “problèmes de droits ingérables avec Cindy”. Cette série d’images est pourtant l’une des productions les plus drôles que j’ai vues, une des plus impertinentes aussi (lui semble plus féminin qu’elle mais la pelote sans frein). Malheureusement, le sérieux qu’elle moque l’a condamnée à rester à l’état de livre.
La réunion actuelle des deux artistes-photographes pour la même maison de mode ne montre, cette fois, que Cindy Sherman, mais l’impertinence est intacte : parodie des propres campagnes de Marc Jacobs signées Juergen Teller, commentaire en creux sur la “diversité” des modèles, bref, pied de nez à l’époque. “Je pense que la photographie de mode marche pour moi parce qu’à la fin de la journée, je peux rire de tout ça.”
Juergen Teller photographie Cindy Sherman pour Marc Jacobs : une rencontre au sommet
Les deux séries ont cette qualité très spéciale des photographies de Juergen Teller : on a le sentiment qu’elles montrent de vieux copains occupés à une blague. Ses images donnent rarement le sentiment qu’elles sont destinées à être vues au-delà d’un cercle intime, mais semblent documenter un quotidien un peu hors norme : exactement de la même manière que les photographies de Nan Goldin ou de Larry Clark, dans les années 70 et 80. Si elles ont cette qualité, presque de “journal intime”, c’est que Teller s’y met en scène à l’occasion – et ne manque pas de rappeler combien, en la matière, Cindy Sherman ouvrit la voie à tant d’explorations. Les designers américains Charles et Ray Eames avaient, dans les années 60, inventé une figurine d’oiseau qui, disposée dans les intérieurs qu’ils photographiaient, en donnait l’échelle. Teller fait de même avec son propre corps, qu’il insère dans les séries ou les scènes qu’il photographie pour en donner une forme d’échelle : non, il ne s’agit pas tant d’exprimer le monde que d’exprimer ce monde-là dans lequel il se trouvait à cet instant précis.
C’est une allergie au bois qui avait éloigné le jeune Juergen Teller de l’entreprise de fabrication artisanale de violons que dirigeait son père à Bubenreuth, en Allemagne, et dans laquelle il aurait naturellement pu travailler. Né en 1964, il poursuivit durant trois années des études de photographie à Munich, puis partit s’installer à Londres, en 1986. “J’ai commencé à faire des photographies pour des pochettes d’album d’artistes que j’aimais. Ma culture visuelle vient de la télévision et des pochettes d’album que j’ai vues quand j’étais jeune : les Cocteau Twins, un single de Björk, New Order… Ensuite je suis parti en tournée avec Nirvana, c’était en 1991. J’ai photographié Elton John et Simply Red – c’est alors que j’ai commencé à gagner de l’argent.”
La photographie de mode de Juergen Teller, au-delà des codes du glamour
C’est dans la photographie de mode, toutefois, qu’il s’illustra ensuite, imposant de manière radicalement nouvelle une esthétique, une morale presque, comme aurait dit Godard. Aux stratégies du journal intime empruntées aux artistes américains des années 70, il en ajouta d’autres, en particulier l’éviction de toute forme de glamour traditionnel, une préférence pour les endroits domestiques, un mépris certain pour la retouche, une postproduction réduite au strict minimum… “Je shoote les gens comme ils sont et ils se sentent bien. Je ne crois pas qu’il soit sain pour les hommes ni pour les femmes de voir une beauté retouchée à longueur de temps. La réalité de notre monde est triste, et elle est romantique, et elle est belle, mais elle est aussi tragique et comique, remplie d’espoir et ridicule. Et je cherche à capturer tout l’ensemble”, rappelait-il à Olivier Zahm dans le magazine Purple (2014).
Il ne se tint finalement pas, dans les années récentes, à sa préférence pour l’argentique qui avait fini par être partie prenante de sa singularité. “J’ai vraiment découvert les possibilités de la photographie digitale en shootant des recettes créées par le chef Antonio Guida pour un livre sur l’hôtel Il Pellicano [Juergen teller Eating at Hotel Il Pellicano (2013), Violette Editions]. Je ne pouvais pas me mettre suffisamment près, et je n’étais pas content du résultat obtenu avec mon appareil. J’avais un petit appareil digital bon marché, alors je l’ai essayé en zoomant sur l’assiette, et je me suis aussitôt dit : ‘Oh ! mon Dieu, mais c’est incroyable !’” confie-t-il avant d’ajouter, un peu scandalisé : “C’est hallucinant, avec le digital vous pouvez voir les poils sortir des pores de la peau !”
Définir son œuvre par la liste de ses particularités est à peu près aussi pertinent que de résumer la peinture de Mondrian à un ensemble de carrés colorés. Comme dans celle de tous les grands artistes, il y a dans la sienne une dose irrationnelle de curiosité et de fantaisie. C’est ainsi que ses photographies s’imposent à nous, leur extravagante simplicité exsude sans compter la curiosité et la fantaisie de leur auteur. Elles nous apprennent à regarder l’époque, nous la rendent enviable, souvent. Il est quasi impossible de résister au charme de la bienveillance de son regard sur toute chose, toute situation, toute personne. On serait bien mal inspiré d’y chercher la moindre trace d’ironie ou de cynisme, ou d’expression de pouvoir.
Le succès, qui ne lui fit pas défaut durant une trentaine d’années, lui donna naturellement accès à un panthéon spectaculaire de célébrités venues de tous les horizons : footballeurs, actrices et acteurs, artistes, mannequins, faisant de lui un portraitiste sans rivaux. Pour autant, il n’y a pas de “sujet” Juergen Teller, mais plutôt une manière unique de penser la production d’images du monde qui s’accordent à leur époque, et ses photographies d’escargots et de pêches, ou de grenouilles oversize, ne sont en rien différentes des séries qu’il consacra aux célébrités. Un jour, l’une d’elles lui fit faux bond, tandis qu’il devait la photographier à Vancouver. Il s’en accommoda et réalisa l’un de ses plus fascinants ensembles de paysages. “Tant que vous êtes impatient de vivre, il y a toujours quelque chose à photographier.”
“Juergen Teller. I need to live”, jusqu’au 1er avril 2024 à La Triennale, Milan.