French artist Nadjib Ben Ali finds the raw material for his flamboyant paintings in football, rap videos and Hitchcock movies
Numéro art s’associe une nouvelle fois à la maison Gucci pour mettre en avant la création émergente. Avide de formes et de couleurs, le jeune Français Nadjib Ben Ali trouve dans les retransmissions de matchs de foot, les clips de rap et le cinéma de Hitchcock la matière première de ses compositions picturales flamboyantes.
Portrait par Eva Wang.
Réalisation par Ferdi Sibbel Thibaut Wychowanok.
Texte par Eva Wang.
Portraits by Thibaut Wychowanok.
Nadjib Ben Ali : un “cannibale de l’image”
Nadjib Ben Ali est fan de foot, mais depuis quelques années le jeune artiste français ne regarde plus vraiment les matchs à la télévision. Il les dissèque. À la manière d’un critique de cinéma observant un film d’Alfred Hitchcock, image par image. Lorsqu’un plan lui plaît, il en fait des captures d’écran qu’il conserve dans une base de données digne des archives de la Cinémathèque française. “Je suis un vrai cannibale de l’image, avide de formes, de couleurs et de compositions”, confie-t-il. Certaines lui rappellent celles du maître du suspense, d’autres celles de Michel- Ange. Des mains qui se touchent. Un plan serré sur une nuque ou plus large sur une foule. Des jambes qui s’entremêlent. Des visages marqués par l’échec ou la victoire. Elles l’appellent et commandent leur sortie de l’écran. Nadjib Ben Ali s’exécute et reproduit ces scènes en dessins – apparitions physiques d’un fantasme virtuel. Si besoin, il les recadre jusqu’à trouver la juste fenêtre sur le monde. Le trait spontané du feutre leur offre une (nouvelle) vie. La nature morte de l’action arrêtée des joueurs ou de la foule redevient mouvement. La vibration chromatique y est aussi intense qu’un match et les affects qui s’y jouent. Puis la peinture intervient.
Le dessin et la peinture, une véritable chorégraphie
“Mon propos a toujours été de retrouver le trait du feutre en peinture”, résume-t-il. La même énergie. Il invente alors ses propres outils pour arriver à ses fins : des crayons de peinture créés à partir de bâtons de pistolet à colle au sein desquels il insère un tissu synthétique. Un maillot de foot par exemple. “Pour moi, dessiner c’est comme apprendre une chorégraphie, mémoriser une gestuelle que je reproduirai plus tard sur la toile.” Il plonge alors ses crayons bricolés dans la peinture acrylique, mélangeant les pigments pour retrouver les brillances de l’écran où est apparue pour la première fois l’image. Si besoin, un peu de glycéro (“pour un noir plus brillant dans l’œil”) vient compléter la palette. Car au moment de peindre, l’artiste peut se référer autant à son dessin (pour la matérialité du trait et du geste) qu’à l’image d’origine (pour la composition). “Mais la peinture gagne toujours, concède-t-il. Je peux changer une couleur, quitte à ce qu’elle ne soit pas identique à la capture d’écran ou au dessin, parce que l’équilibre de la peinture l’ordonne.” Jusqu’à l’abstraction.
Matchs de foot, clips de rap et films de Hitchcock : des inspirations éclectiques
Nadjib Ben Ali n’est pas le premier artiste à s’intéresser à la dramaturgie du football. En 2006, Philippe Parreno et Douglas Gordon dévoilent leur film Zidane – un portrait du 21e siècle. Le joueur y est filmé par plusieurs caméras, sous tous les angles, pendant l’entière durée d’un match. Toutes ses actions sont capturées. Il s’y montre énervé, indécis, indifférent, solidaire ou isolé. Au bout des quatre-vingt-dix minutes, ces fragments forment un tout, une surprésence vertigineuse, la plénitude d’un homme, d’un héros dramatique. Ce même sentiment de drame et de totalité étourdissante habite les toiles de Nadjib Ben Ali. “Je ne m’intéresse pas à un footballeur en particulier, nuance l’artiste, mais au football professionnel, aux grandes publicités des sponsors, aux spectateurs dans les stades. J’ai envie d’être à leur place, que tout cela m’appartienne. J’aime cette dramaturgie. Les footballeurs ne sont pas des acteurs, ils sont concentrés sur le jeu et ne sont pas dans la maîtrise de leurs affects. Leur faiblesse s’exprime. Cette idée me plaît. Ils sont couchés, atterrés, blessés.” Une faiblesse qui exprime une vérité de l’humain : ici encore, ce sont des héros solidaires et solitaires.
La peinture comme voyeurisme
Le peintre a développé une obsession pour les nuques. Tout comme les frères Dardenne ont filmé leurs acteurs de derrière, focalisant la caméra sur un cou si fragile. Ils expliquent cette modalité par une volonté de mettre le personnage en état de faiblesse. Le regardeur est transformé en voyeur, en stalker, il a un pouvoir total sur sa proie. Chez Nadjib Ben Ali, la nuque est tout autant source d’érotisme. Une peau se dévoile entre les cheveux et le maillot à l’occasion d’un mouvement irréfléchi. Ce fétichisme des fragments de corps et des vêtements qui les cachent tout en les rendant plus désirables (maillots, chaussettes, shorts…) nourrit un homo-érotisme sous-jacent. Au-delà de Hitchcock, la référence cinématographique est à chercher ici du côté de Brian De Palma (Pulsions, Body Double), autre magicien de la composition et fétichiste patenté. On croit retrouver l’influence du réalisateur dans les peintures plus récentes de l’artiste. La toile se focalise à nouveau sur un visage, mais celui-ci porte le masque blanc du tueur de Halloween de John Carpenter. La lumière rouge fluo qui l’éclaire, sur fond noir, irradie la violence et l’absence – impossible d’en capturer l’expression. À y regarder de plus près, le personnage pleure pourtant des larmes de sang.
“Ma nouvelle série Mixtape repose sur des images qui ne viennent plus forcément du foot. Ce masque blanc était porté par un jeune garçon dans le clip Simba de PNL. Puis je l’ai retrouvé dans la vidéo d’un autre rappeur. J’avais mon image. Un monde en sang. Plus que dans ma série sur le foot, je cherche désormais à retrouver la lumière si spécifique à l’écran d’ordinateur. Cela passe par des couleurs fluo, presque phosphorescentes. L’ensemble est plus pop, très années 70.” Il évoque le travail de la peintre Nina Childress. Comme chez elle, la peinture se fait tour à tour figurative et abstraite, explorant simultanément les styles avec une certaine extravagance. Tous deux répondent à la question de comment transformer une image en peinture par une multiplicité des approches : hyperréaliste, jusqu’à la caricature, mêlant clacissime et kitsch, pop art, bad painting et expressionnisme abstrait. Des écarts stylistiques qui forment en soi un commentaire puissant sur les hiérarchisations au sein de l’art et de la société. Comme de trouver Michel-Ange dans un match du PSG.
A “real image cannibal”
Nadjib Ben Ali is a football fan. But you can’t really say he watches matches; rather, he dissects them, like a critic scrutinizing an Alfred Hitchcock movie shot by shot. When he sees a frame he likes he takes a screenshot of it, which he then stores in a database to rival the Cinémathèque française. “I’m a real image cannibal, hungry for shapes, colours and compositions.” Some remind him of the master of suspense, others of Michelangelo. Hands touching, a close up of the back of the neck, a wide shot of a crowd. Legs intertwined. Faces marked by failure or victory. Ben Ali then compiles and reproduces these scenes as drawings – the physical manifestation of a virtual fantasy. If necessary, he reframes them, the spontaneous line of the marker pen giving them (new) life. Then comes the moment when they are transposed into paintings.
“My goal has always been to reproduce a marker-pen line in my painting.” To this end he invents his own tools: paint pencils made from glue sticks into which he inserts synthetic fabric (a soccer jersey, for instance). “For me drawing is like learning a choreography, memorizing a gesture that I’ll reproduce later on canvas.” Plunging his DIY pencils into acrylic paint, he mixes the pigments to recreate the brilliance of the screen on which the image first appeared. If necessary, he adds a little glycerol, “for a brighter black in the eye.” When he paints, Ben Ali looks as much to his drawing (for the materiality of the line and the gesture) as to the original image (for the composition). “But painting always wins,” he concedes. “I can change a colour, even if it is not identical to the screenshot or drawing because the balance of the painting calls for it.” Which he sometimes does to the point of abstraction.
A strong taste for dramaturgy
Ben Ali is not the first artist to take an interest in the dramaturgy of soccer. In 2006, Philippe Parreno and Douglas Gordon made Zidane: A 21st Century Portrait, for which they filmed the soccer star with several cameras from different angles for the entire duration of a match. Every move was captured, alongside nervousness, indecision, indifference, solidarity and isolation. After 90 minutes, these fragments come together to form a whole, a vertiginous over-presence of a man, a dramatic hero. This same feeling of drama and dizzying wholeness is found in Ben Ali’s paintings. “I’m not interested in a particular soccer player but in professional soccer, the big sponsor ads, the spectators in the stadiums. I want to be in their place, I want it all to belong to me. I like the dramaturgy. Soccer players aren’t actors; they’re focused on the game and aren’t in control of their affects. Their weakness is exposed. I like this idea, them lying down, overwhelmed, wounded.”
An eclectic approach to painting
The artist has developed an obsession with necks, like the Dardenne brothers who filmed their actors from behind as way of showing a character in a weakened state. Viewers become voyeurs, stalkers with total power over their prey. In Ben Ali’s work, the nape of the neck becomes a source of eroticism, the viewer glimpsing a patch of skin peeking out between the hairline and the jersey. This fetish for body parts, and the clothing that dissimulates them, feeds an underlying homo- eroticism. Beyond Hitchcock, the movie reference here is Brian de Palma, another master of composition and patent fetishist (Pulsions, Body Double). One of Ben Ali’s recent canvases once again focuses on a face, but it is wearing the white mask of John Carpenter’s Halloween serial killer. The fluorescent red light that illuminates it against a black background radiates violence and absence; it is impossible to interpret the expression. Upon closer inspection, one sees the character is shedding tears of blood.
“My new Mixtape series is based on images that aren’t necessarily from soccer. The mask was worn by a young boy in PNL’s Simba video. Then I saw it again in another rapper’s video. I had my image: a bleeding world. Now I’m working on finding that light so specific to computer screens, more so than in my soccer series. For this I use fluorescent, almost phosphorescent colors. The whole thing is more Pop, very 70s.” It recalls the paintings of Nina Childress, the mode by turns figurative and abstract, exploring styles with a certain extravagance. Both respond to the question of how to turn an image into painting using multiple approaches: hyper-realist, almost to the point of caricature, combining classicism, kitsch, Pop art, bad painting and Abstract Expressionism. These stylistic deviations are in themselves a powerful commentary on the hierarchies within art and society – like finding Michelangelo at a soccer match.