5 déc 2023

Expo : à Lafayette Anticipations, la peintre Issy Wood pulvérise les diktats de notre époque

Douces et mélancoliques, les peintures d’Issy Wood passent le réel à la loupe pour souligner ses imperfections. Dans son exposition personnelle à Lafayette Anticipations, la jeune artiste britannique présente jusqu’au 7 janvier une rébellion picturale contre les diktats de son époque, enveloppée dans un gant de velours.

Comme d’une loupe, le regard d’Issy Wood s’arrête sur les détails plutôt que proposer une “big picture” (vue d’ensemble).
Les œuvres les plus marquantes de ce parcours resteront sans doute la série de toiles centrées sur les dents, dont la frontalité avoisine le malaise. Sourire ,,, de longues canines de vampires, dentition recouverte d’un appareil, ou bouche ouverte, livrée aux mains d’un dentiste… L’artiste, qui se souvient des heures anxieuses passées à feuilleter des magazines féminins dans les salles d’attente, montre ici sa méfiance envers les attributs de la beauté. Ici, on rejette aussi bien les diktats esthétiques surplombants des campagnes publicitaires et réseaux sociaux que les intrusions dans le corps, notamment dans ceux des adolescents complexés ou en proie à des troubles du comportement alimentaire. En déployant ainsi en grand sur la toile ces parties du corps que l’on ne veut pas voir, Issy Wood se rapproche de la peintre Jana Euler et ses gros plans de visages et membres étirés, hybridés et déformés, ou encore des récentes toiles de la Britannique Rebecca Ackroyd, zooms inquiétants sur des yeux inquiets où l’angoisse supplante le glamour. Chez cette génération de peintres, les morceaux de corps exposés n’ont plus pour but de satisfaire les désirs, mais plutôt d’exprimer leurs dangers dans l’objectification de la femme.

“Désirer, c’est prendre un risque, explique d’ailleurs Issy Wood. Si ce désir se dirige vers un autre être humain, on risque qu’il nous rejette, si c’est envers un objet, on risque qu’il se casse”. Une approche que l’artiste britannique a étudiée sur sa propre image : dans ses premiers autoportraits, elle remarque “avoir besoin de représenter les traits de mon visage tels que j’aimerais les voir plutôt que tels qu’ils sont”, comme pour satisfaire ses désirs d’une perfection impossible. Ainsi, les représentations d’elle-même exposées dans la dernière salle traduisent-elles une forme d’angoisse de vivre : ici, son visage juvénile se cache derrière des lunettes noires, se recouvre de pilules, de tranches de mortadelle, ou se déforme contre un miroir. Autant de traductions, sans filtre, de l’état de léthargie et de désœuvrement traversé lors de sa dépression et les confinements de ces dernières années. 

 

 

Mais le désir le plus effrayant de tous, c’est celui que l’on espère voir remplir un vide, car cela n’arrive presque jamais.”

Car en mettant ainsi à l??, les imperfections du monde, Issy Wood propose une lecture crue du réel, au-delà des illusions et des fantasmes. Comme l’indiquait déjà le “NO” de la première toile, rencontre paradoxale de la négation et de son ornementation embellissante et adoucissante, l’œuvre d’Issy Wood est en fait celle d’une rébellion artistique dans un gant de velours.

Une rébellion contre une réalité lisse, préfabriquée, surprotégée et désespérément optimiste que l’on voudrait faire ingérer dès l’enfance pour protéger contre la violence du monde, et qui finalement soumet chacun à l’autorité du conformisme et la toxicité du mensonge. Alors, comme l’enfant s’en empare lorsqu’il apprend à parler, le “non” devient l’outil de l’affirmation et de la réappropriation du pouvoir. Et d’une acceptation, plus sereine, de la part sombre de l’existence.

 

“Issy Wood. Study for No”, jusqu’au 7 janvier 2024 à Lafayette Anticipations, Paris 4e.

“NO”. Le mot, solennel et péremptoire, s’affiche sur une petite toile en lettres capitales blanches ornées de lierre et de roses grimpantes. Accroché en ouverture de l’exposition d’Issy Wood à la fondation Lafayette Anticipations, ce “non” pose question : est-ce là une mise en garde sur ce que l’on s’apprête à découvrir ? Une interdiction de franchir le seuil de la salle pour découvrir son contenu ? On le comprendra bientôt en découvrant la soixantaine de toiles récentes de la jeune peintre britannique, réunies jusqu’au 7 janvier par l’institution parisienne : ce non, c’est d’abord celui qui contredit les qualificatifs réducteurs qu’on pourrait aisément lui attribuer. Issy Wood serait-elle portraitiste ? Pas vraiment : au fil des œuvres de l’artiste, les visages apparaissent plutôt par fragments et gros plans – souvent peu flatteurs –, qui empêchent d’identifier clairement leurs propriétaires tout en mettant en exergue leurs défauts. Peintre de nature morte ? Non plus : certes, les objets – vaisselle, vêtements, bibelots – apparaissent en nombre, mais leur présence s’écarte du cadre du réalisme par des proportions et cadrages improbables, autant que le sentiment d’inquiétante étrangeté qui s’en dégage. L’artiste serait-elle alors fétichiste ? Lorsqu’on lui pose la question, elle s’en défend là aussi, décrivant ces collections comme des allégories de ses proches plutôt que les marottes d’une obsessionnelle. Sans aucun doute, cette “étude artisitque pour le non” – annoncée par le titre de l’exposition “Study For No” – contrecarre les attentes, livrant aux spectateurs le versant plus sombre d’un monde dont la peintre fait, à travers ces œuvres d’un étrange réalisme, saillir les aspérités et imperfections.

 

Des peintures douces et veloutées assombries par des couleurs mélancoliques

 

Dès l’entrée dans cette première exposition personnelle de la Londonienne en France, le regard est très vite happé par sa technique picturale singulière. Par les contours flous de leurs formes et leurs jeux de lumière douce, les toiles de l’artiste présentent un aspect velouté, évoquant la sensation réconfortante d’une caresse ou d’un tissu duveteux. Des plis du cuir des manteaux au grain de la peau des mains ou des visages, en passant par les reflets d’un tas de canettes vides, les textures des sujets sont si méticuleusement reporduites que l’on croirait les toucher. Cet aspect douillet et réconfortant s’efface toutefois derrière une palette chromatique sombre et désaturée, où les teintes lumineuses et vives se mêlent aux bruns et aux gris pour générer des couleurs sourdes et rabattues – celles que l’on peut voir lorsque le passage du temps dégrade et décolore les objets, et les drape d’une aura mélancolique. À l’image des vieux souvenirs dont les images se perdent, avec les années, dans les limbes de l’esprit.

Les objets : présences rassurantes ou angoissantes ?

 

Dans l’esprit d’Issy Wood, il y a notamment ces nombreuses collections d’objets que l’on rencontre au fil des toiles. Des miroirs et vêtements incarnent l’absence des corps. Des bibelots et services à vaisselle d’époque, eux, alignent les traces d’une mémoire familiale transmise de génération en génération. La jeune artiste en a d’ailleurs emprunté à ses grands-mères, collectionneuses passionnées. “Ces deux femmes ont, au fil de leur vie, été déçue par les humains et déracinées par le divorce et la précarité, explique la Londonienne. Pour moi, les objets les ont protégées.”  Figures protectrices ultimes, les deux parents de la Britannique apparaissent discrètement dans quelques toiles à travers deux objets : la sculpture d’un sphinx, pour la mère – rapprochement né notamment de leurs similitudes capillaires –, et un intérieur de voiture pour son père. Bien que la Londonienne voie dans ces objets une présence rassurante, ceux-ci deviennent dans plusieurs œuvres oppressants par leur nombre et leurs proportions. Dans l’importante série consacrée par l’artiste à la porcelaine, exposée au centre de la fondation, les assiettes, tasses et autres soupières accumulées forment des masses qui envahissent les toiles sans ménager d’espaces de respiration, comme l’intérieur d’une armoire que l’on aurait laissé se remplir au fil des années sans avoir le courage de la vider, trop attaché à ces stigmates d’une histoire désormais révolue. Récurrentes elles aussi, les horloges incarnent quant à elles le passage du temps, au point que leur rencontre d’une toile à l’autre semble minuter la visite de l’exposition. Comme si ces artefacts, protagonistes principaux de l’exposition, s’érigeaient symboles de notre finitude.

Issy Wood, une milléniale qui rejette les diktats de la beauté
 

Née en 1993, Issy Wood est une milléniale, de ceux qui ont grandi avec la démocratisation massive d’internet et le développement des réseaux sociaux à l’orée du 21e siècle. Leurs flux incessants d’images ont ainsi grandement excité les désirs de cette génération, façonné leurs imaginaires qui croisent les sujets et objets, époques et les régions au-delà des hiérarchies. Mais aussi dévoilé des fragments du quotidien sous des angles plus étonnants, tout en transgressant les normes esthétiques parfois assommantes. Sérivore, l’artiste distille en effet parmi ses objets surannés quelques références à la culture populaire de son époque : une scène de la série Sex and the City, la main de l’actrice Lena Dunham ou encore celle de Carmela Soprano du show Les Sopranos… Là aussi, gros plans et couleurs assombries transforment les simples citations en impressions mémorielles diffuses voire anecdotiques, loin des images léchées livrées par ces productions américaines.

 

À l’instar d’une loupe, le regard d’Issy Wood préfère les détails aux vues d’ensemble, comme en atteste la série d’œuvres “dentaires”, parmi la plus marquante de ce corpus. Sourire grimaçant agrémenté de longues canines de vampires, dentition recouverte de bagues en métal, ou bouche ouverte, livrée aux mains d’un dentiste… L’artiste, qui se souvient des heures anxieuses passées à feuilleter des magazines féminins dans les salles d’attente, montre dans ces toiles, toujours avec un réalisme confondant, sa méfiance envers les attributs de la beauté. Ses toiles s’opposent autant aux diktats imposés par les campagnes publicitaires et réseaux sociaux qu’elles dénoncent les intrusions dans le corps, notamment dans ceux des adolescents complexés ou en proie à des troubles du comportement alimentaire. En déployant ainsi en grand sur la toile ces parties du corps que l’on ne veut pas voir, Issy Wood se rapproche de la peintre Jana Euler et ses gros plans de visages et membres étirés, hybridés et déformés, ou encore des récentes toiles de la Britannique Rebecca Ackroyd, zooms inquiétants sur des yeux inquiets où l’angoisse supplante le glamour. Chez cette nouvelle génération de peintres, les morceaux de chair exposée crûment au point de créer le malaise n’ont plus pour but de satisfaire les désirs, mais plutôt de souligner les écueils de l’objectification des corps, particulièrement féminins, tout en rappelant ses réalités au-delà des fantasmes..

Une exposition qui met en garde contre les dangers du désir

 

“Désirer, c’est prendre un risque, explique Issy Wood, pour qui l’exposition montre justement les dangers de ce sentiment parfois incontrôlable. Si ce désir se dirige vers un autre être humain, on risque qu’il nous rejette, si c’est envers un objet, on risque qu’il se casse”. Une tendance naturelle que l’artiste britannique a par ailleurs déconstruite avec sa propre image : en se remémorant ses premiers autoportraits réalisés il y a quelques années, elle remarque “avoir eu besoin de représenter les traits de [son] visage tels qu'[elle] aimerait les voir plutôt que tels qu’ils sont”, comme pour satisfaire ses aspirations à une perfection par essence impossible. Tel un exercice de style, les représentations d’elle-même plus récentes exposées dans la dernière salle de Lafayette Anticipations proposent ainsi un contrepied à ce tropisme, jusqu’à traduire une forme d’angoisse de vivre. D’une toile à l’autre, le visage juvénile de la peintre se cache derrière des lunettes noires, se recouvre de pilules, de tranches de mortadelle, ou se déforme contre un miroir, incarnations sans filtre, de l’état de léthargie et de désœuvrement traversé lors de sa dépression et les confinements de ces dernières années. 

 

En mettant ainsi en exergue les imperfections du monde, Issy Wood propose sa lecture crue et mélancolique du réel au-delà des illusions et des fantasmes. “Le désir le plus effrayant de tous, c’est celui que l’on espère voir remplir un vide, ce qui n’arrivera presque jamais”, nous confie-t-elle, mettant une fois de plus en garde les plus idéalistes d’entre nous. Comme l’indiquait déjà le “NO” de la première toile, expression primaire de la négation paradoxalement embellie par ses ornements floraux, l’œuvre d’Issy Wood s’apparente alors à une rébellion artistique dans un gant de velours. Une rébellion contre une vision polissée, édulcorée et désespérément optimiste du monde que l’on inculquerait dès l’enfance pour protéger contre la violence environnante et les futures angoisses – mais qui, finalement, soumettra chacun à l’autorité du conformisme et à la toxicité du mensonge. Alors, tout comme l’enfant s’empare du “non” lorsqu’il apprend à parler, l’exposition “Study For No” célèbre l’affirmation de soi au-delà des carcans contemporains. Et, surtout, l’acceptation sereine d’une existence fondamentalement imparfaite.

 

“Issy Wood. Study for No”, jusqu’au 7 janvier 2024 à Lafayette Anticipations, Paris 4e.