Dans l’atelier-laboratoire de Julian Charrière, nouvel artiste de la galerie Perrotin
Lauréat du prix SAM 2022, Julian Charrière présente actuellement sa première exposition personnelle à la galerie Perrotin. Entre reconstitution d’une jungle luxuriante, installations inspirées par les icebergs du Groenland, l’artiste franco-suisse s’inspire de ses nombreux voyages, de la géologie, de la physique ou encore de l’archéologie pour explorer, à travers ses œuvres monumentales, les rapports entre nature et culture à l’ère contemporaine.
Portraits et vues d'atelier par Jonathan Llense.
Souvent, les œuvres de Julian Charrière nous montrent des paysages que l’intervention humaine a modifiés. Du recul inexorable des glaciers aux mines à ciel ouvert, des bad-lands radioactives aux coraux sous- marins, son travail semble de prime abord se focaliser sur des espaces périphériques. Pourtant, ces lieux sont au cœur même des narratifs écologiques contemporains. Ses images sont inhabituelles, peut-être même spectaculaires, exerçant sur qui les contemple une attraction presque illicite. Un jeu d’attirance esthétique et de répulsion critique traverse l’ensemble de son œuvre, englobant le spectateur dans le contexte plus général de la crise environnementale. La beauté, toujours, cède la place à la terreur, et certaines profanations matérielles (si l’on ose le terme) en seraient presque élevées au rang du délectable – avec cette question lancinante : “Et maintenant, où suis-je?”
Profondément ancré dans l’exploration, la science et l’écologisme, le travail de Julian Charrière scrute les intersections entre nature et culture. À quoi tient la différence entre les deux? Représenter la “nature” est toujours un acte de création. Dans le meilleur des cas, cela peut se faire en toute conscience. Le plus souvent, toutefois, cela consiste surtout à ressasser de vieilles histoires, doublées d’une idéologie plus ou moins suspecte. Fort de cette conscience-là, Julian Charrière recherche une nouvelle esthétique, qui soit à la hauteur des théories écologiques et culturelles les plus pointues de notre temps. Dans ce cadre, l’artiste a un rôle spécifique : celui d’examiner les fondements matériels de l’acte même de création d’images, avant de prétendre visualiser “les faits sur le terrain”. Il faut d’abord entrer dans l’image, au sens propre.
Le meilleur moyen d’établir des faits, c’est la recherche de preuves. Comme le travail d’un légiste, l’art de Charrière foisonne, entre autres, de cendres volcaniques, de charbon sédimentaire, de sable, d’huile de palme, de goudron, de moisissures, qui sont ici tout autant des échantillons (collectés par l’artiste en personne) que des matériaux artistiques. Son projet fait appel à la démarche empirique d’un travail scientifique de terrain. Il ne reçoit pas la poussière par la poste; il n’achète pas son bitume dans un magasin de bricolage. Ces ressources sont ce qu’elles sont (en l’occurrence, le sujet et la matière de son travail) précisément parce qu’elles procèdent d’histoires complexes, qui vont du colonialisme à l’emprise démesurée des entreprises. Et toutes proviennent d’endroits bien spécifiques : choisies par l’artiste pour les histoires qu’elles racontent, elles portent le témoignage des essais atomiques, de l’exploitation pétrolière, de l’extraction du lithium et d’autres dégradations – comme autant de miroirs des confrontations entre modernité et environnement.
Si les deux premières décennies de notre millénaire ont été dominées par des idées de virtualisation, d’allégement et autres délestages, Julian Charrière tient à ramener le débat les deux pieds sur terre. Sa palette (les étranges supports évoqués plus haut) est une exposition en soi. Elle présente ce que certains philosophes contemporains ont pu qualifier d’agency des matériaux non humains – et leur rôle au sein de systèmes plus vastes. Dans le cadre de cette agency (au sens de médiation et de pouvoir), Charrière examine en quoi certaines substances sous-tendent les techniques de fabrication des images. Ainsi, que serait la photographie sans les dérivés pétrochimiques? Dans la série Buried Sunshines Burn (2023), la représentation – à la fois conceptuelle et picturale – et le support physique lui-même se fondent en une unique proposition. Dans ces œuvres, des plaques d’acier poli enduites d’une solution d’asphalte photosensible captent, selon le principe d’une camera obscura, l’image des paysages qui entourent les puits de goudron de La Brea, McKittrick ou Carpinteria, en Californie.
L’asphalte provient de ces sites – d’où un réel syncrétisme entre le lieu et sa représentation, dans une forme de mise en abyme conceptuelle; l’image du flux d’hydrocarbures est, en soi, un flux d’hydrocarbures, abordant par ce biais leur rôle fondamental dans le processus même de leur visualisation. Dans des implications plus vastes encore, c’est la découverte de gisements pétroliers dans le sous-sol du bassin de Los Angeles, à la fin du 19e siècle, qui a permis à cette immense cuvette désolée de devenir ce que nous connaissons aujourd’hui : une mégalopole tentaculaire. Et c’est à partir de là qu’elle s’est tranformée en capitale mondiale du cinéma, leader incontesté de la production d’images – et, à ce titre, un prisme essentiel à travers lequel passent à la fois les images de l’humain et celles de la nature.
Grâce à l’étude de l’histoire prémoderne, nous sommes en mesure de nous représenter les sociétés humaines avant l’utilisation industrielle des hydrocarbures. Mais avec quel degré de netteté? Intellectuellement, existe-t-il vraiment un endroit qui se situe en dehors d’un imaginaire de l’extractivisme? L’immersion dans cette réalité n’est-elle pas aux fondements de l’image même de notre modernité? S’autoreprésenter – et représenter la société à laquelle on appartient – sans faire référence aux hydrocarbures relève du défi inatteignable. C’est l’eau sombre du lac où se contemple notre Narcisse – la condition de la formation du sujet. C’est précisément cette idée que Julian Charrière aborde dans sa série de 2024 intitulée Coalface. Les objets sont constitués de blocs d’anthracite coupés en deux et façonnés pour obtenir une topographie de surfaces ondulant entre concave et convexe. Polies à l’extrême et suspendues au mur, ces surfaces inégales deviennent des miroirs déformants – étirant, rétrécissant ou enroulant tour à tour l’image qu’ils renvoient. Là où le charbon est habituellement employé comme combustible pour alimenter notre industrie, chauffer nos maisons et faire tourner l’économie, ces miroirs en font cette fois-ci un outil esthétique de (self)reflection, qui nous reflète et nous renvoie à nous-mêmes. Peut-être cet aspect était-il déjà présent avant le stratagème inventé par Julian Charrière, amenant parfois à certaines “pseudo-réflexions”? En tout cas, tel est aujourd’hui le pari de l’artiste : confronté à cet assemblage entre le visage et la surface polie du charbon, chacun est amené à contempler son propre secret, densément mêlé à la matière.
Mais il y a autre chose encore. La surface vitrifiée des miroirs de charbon rappelle tout aussi bien l’obsidienne, également appelée verre volcanique – autre matière essentielle dans la poétique sculpturale de Julian Charrière. Elle intervient par exemple dans une sculpture comme A Stone Dream of You (2023), où des sphères lisses en obsidienne sont enchâssées comme des joyaux – ou des globes oculaires – dans la masse irrégulière d’un gros bloc de lave, où leur forme convoque des récits de prédictions ou de divination. Chez les Aztèques, le miroir d’obsidienne était un instrument de prophétie, tout comme les boules de cristal noir étaient prisées, en Europe, par certains magiciens du début de l’ère moderne. Plus près de nous, l’emploi de ce matériau par l’artiste rappelle ici l’écran noir de jais de nos Smartphone – sombres miroirs dans lesquels des millions d’entre nous vont chercher leurs espoirs, leurs rêves et les visions proliférantes de leur propre identité. Dans A Stone Dream of You, ce sont les sphères d’obsidienne qui luisent doucement dans la pénombre, comme autant d’yeux de serpent qui s’ouvrent et se ferment, présages d’actes de prédation à venir. Qui a formulé la prophétie ? De quel destin s’agit-il ?
Tel Narcisse, celui ou celle qui contemple une œuvre de Julian Charrière est déjà englouti. Dans son installation immersive Panchronic Garden (2022), tout se passe comme si l’on avait été avalé et placé dans un purgatoire souterrain. Pas vraiment hors du temps, mais plutôt dans plusieurs temps à la fois (d’où le “panchronique” du titre), parmi des végétaux qui – dans le narratif conceptuel de l’artiste – sont en train de se transformer en houille. Et, par ricochet, nous aussi. Debout sur le sol de charbon poli, dans une infinity room tapissée de miroirs, le visiteur est entouré des espèces végétales qui ont conduit à la formation du charbon – à l’ère géologique du Carbonifère, il y a plus de 300 millions d’années. Dans l’obscurité, les feuilles de ces fossiles vivants semblent déjà noires. Parfois, pourtant, le flash d’un stroboscope vient illuminer l’espace, et le vert luxuriant du feuillage resurgit. À ce moment-là, le contraste entre l’obscurité primordiale et l’explosion de lumière et de couleur métabolise le temps lui-même, propulsant le visiteur à travers les millénaires, au fil de l’histoire matérielle du charbon – de la graine végétale à la mine contemporaine. Rien de plus qu’un clignement de paupières dans le lac assoupi de temps liquide et de métamorphoses matérielles, dont les rêves viennent irriguer l’art de Julian Charrière.
“Julian Charrière. Panchronic Gardens”, exposition jusqu’au 1er juin à la galerie Perrotin, Paris 3e.
“Controlled Burn”, du 27 avril au 3 novembre à la Fondation Carmignac, Fort Sainte-Agathe, Hyères.
“Calls for Action”, du 13 juin à fin 2024, Globus Public Art Project en collaboration avec la Fondation Beyeler, Bâle.
Dans le cadre du prix SAM, Julian Charrière présentera son exposition “Stone Speaker”, du 16 octobre 2024 au 5 janvier 2025 au Palais de Tokyo, Paris 16e.