Créatures aquatiques et design organique : deux expositions audacieuses à voir à la Cité Radieuse
Inaugurée en 1952 au sud de Marseille, la Cité radieuse est aujourd’hui l’un des bâtiments les plus emblématiques de l’œuvre de l’architecte et designer français Charles-Édouard Jeanneret, ben plus connu sous le nom Le Corbusier. Si les neuf étages du bâtiment brutaliste sont habités aujourd’hui par plus de mille résidents qui y possèdent leurs appartements privés, plusieurs espaces restent ouverts au public. Entre le studio du Kolektiv Cité Radieuse au troisième étage, qui accueille jusqu’au 2 juillet un projet de la Galerie Philia, et le centre d’art MAMO au sommet de l’immeuble, hôte jusqu’au 12 juin d’un projet de la commissaire Emmanuelle Lucani, le bâtiment propose en ce moment deux expositions collectives qui s’emparent, à leur manière, de l’histoire de l’art et du design pour mieux en révéler l’héritage actuel, tout en mettant en exergue la puissance technique et conceptuelle des pratiques contemporaines.
Par Matthieu Jacquet.
1. Au MAMO, une plongée fantastique dans des profondeurs étranges des eaux et de l’histoire
Au neuvième et dernier étage de la Cité Radieuse, qui accueillait jadis le gymnase du bâtiment, Le Corbusier avait à l’époque imaginé un plafond voûté fait de briques de béton en s’inspirant d’une coque de bateau, contrastant avec les lignes orthogonales et le souci de rectitude qui font la signature du bâtiment emblématique du célèbre architecte français. Offrant une vue imprenable sur Marseille et la mer Méditerranée, cet espace au sommet de l’immeuble est depuis 2013 devenu un centre d’art sous l’impulsion du designer Ora-ïto, le MAMO. Actuellement, ce lieu d’exposition accueille les épaves d’un monde fantasmagorique où se croisent aussi bien les univers fictifs inquiétants imaginés par les écrivain Lovecraft et Philip K. Dick que l’histoire médiévale et les mythes grecs tels que celui de la célèbre île engloutie, l’Atlantide. Commissaire de cette exposition, Emmanuelle Luciani l’intitule “Uncanny Depths”, s’appropriant ainsi le terme anglais uncanny – signifiant “étrange” ou “étonnant” –, popularisé au 20e siècle par le psychanalyste Sigmund Freud pour devenir le fameux concept d’“inquiétante étrangeté”. Artiste, historienne de l’art et curatrice, cette passionné d’art classique comme de création contemporaine gère depuis neuf ans à Marseille son Pavillon Southway Studio, maison dans laquelle elle accueille des artistes en résidence et organise des expositions temporaires qui suivent sa propre ligne directrice : les clivages entre arts décoratifs et beaux-arts s’effacent, autant que ceux entre les techniques jugées nobles comme la peinture figurative et la sculpture en bronze et d’autres plus “pauvres” ou ornementales, comme la céramique et la fresque murale. Une approche qui se retrouve dans son exposition actuelle au MAMO : invitée à investir l’espace pendant près de deux mois, la commissaire compose un univers à l’image de son lieu permanent, où les formes familières voire archaïques, affranchies de leurs hiérarchies techniques, de leurs catégorisations spatio-temporelles et leurs cloisonnements conceptuels, frappent avant tout par la force contemporaine de leurs détails, de leur technique ou de leur propos.
L’exposition plonge dans des profondeurs indéfinissables dont émergent avec poésie des formes et créatures hybrides, qui traversent le temps, les éléments et les clivages obsolètes.
Huit artistes contemporains présentent ici leurs œuvres : au sein de ce paysage subaquatique, le poids souvent écrasant d’une l’histoire de l’art séculaire et figée et la vivacité jubilatoire de la science-fiction, des contes et des récits fantastiques dialoguent à travers des pratiques comme celle de Sterling Ruby, qui présente un remarquable bassin noirci que les patines font briller de l’intérieur grâce à de percutants reflets cuivrés et dorés, ou la démarche de l’artiste et cinéaste américaine Lola Schnabel, qui assemble comme une mosaïque des carreaux en terre glanée au pied de l’Etna pour dépeindre sur leur surface un véritable ballet érotico-aquatique entre deux corps fluides aux teintes azurées. Si la moquette marine étendue du sol jusqu’aux murs et les fenêtres du fond de l’espace, couvertes de sérigraphies violacées, vert d’eau et bleutées, enveloppe le spectateur dans des couleurs plutôt froides, certaines pièces détonent toutefois par leurs touches de chaleur : un paysage pictural de Jacopo Pagin, artiste contemporain basé à Bruxelles que l’on affilierait volontiers aux peintres surréalistes tels qu’Yves Tanguy, déploie une ambiance crépusculaire orangée, une toile aux airs de vanité réalisée par la quadragénaire allemande Oda Jaune, représentant une pièce de viande crue surplombée d’une bougie, ponctue ces eaux de quelques touches ardentes, elles-mêmes reflétées par les flammes argentées découpées dans l’aluminium par le duo franco-américain Bella Hunt & Ddc, qui jalonnent les cimaises. Dans la production sculpturale de ces derniers, qui s’étend du métal à la céramique, des personnages à la frontière entre le spectre et le monument funéraire apparaissent à travers un casque elfique aux reflets iridescents ou encore une statue montée sur des socles sinueux, évoquant une forme d’Athéna ensevelie sous les eaux. Émaux et camées, comme l’écrivait Théophile Gaultier, se retrouvent agrandis sur le masque et le blason mystiques en céramique du grand artiste italien Luigi Ontani, percutants par le foisonnement de leurs détails, de leurs dorures et de leurs couleurs, et la précision de leur réalisation. Au plus proche du ciel marseillais et rythmée par une bande sonore ondoyante composée pour l’occasion par le groupe français Moodoïd, l’exposition plonge ainsi dans des profondeurs indéfinissables dont émergent avec poésie des formes et créatures hybrides, qui traversent le temps, les éléments et les clivages obsolètes pour faire surgir, comme le décrit Emmanuelle Luciani elle-même, une véritable “esthétique du trouble”.
“Uncanny Depths”, une exposition collective sous le commissariat d’Emmanuelle Luciani, jusqu’au 12 juin au MAMO, Centre d’art de la Cité Radieuse (9e étage), Marseille. Entrée libre du jeudi au samedi de 11h à 18h, et sur rendez-vous le mardi et mercredi.
2. À la Galerie Philia, une rencontre à la fois harmonieuse et dissonante avec l’œuvre du Corbusier
Aujourd’hui, environ 1200 personnes habitent le bâtiment de la Cité radieuse. Mais au-delà de ces appartements privés, l’édifice inauguré par Le Corbusier en 1952 a aussi accueilli pendant ses deux premières décennies d’existence une dizaine de commerces dans les salles de son troisième étage, qui ont contribué dès le départ à faire de l’immeuble désormais emblématique un bâtiment ouvert au public… avant que la clientèle ne s’en détourne au profit des centres commerciaux émergeant de part et d’autre de Marseille. C’est derrière la vitrine de l’une de ces anciennes boutiques que s’est depuis installé le Kolektiv Cité Radieuse, qui défend le patrimoine du lieu et actualise sa visibilité à travers des expositions, de collaborations avec des artistes, magazines, photographes et autres institutions. Jusqu’au 2 juillet, le collectif prête ses locaux à la très internationale Galerie Philia, basée entre Genève, New York et Singapour, qui profite de cet espace historique pour présenter un aperçu de sa ligne directrice, mêlant design et art modernes et contemporains, en collaboration avec le magazine d’art nomade Eclipse. Intitulée précisément “Héritages”, l’exposition propose un parcours animé aussi bien par des résonances que des dissonances avec l’œuvre du Corbusier. D’un côté, le directeur de la Galerie Philia Ygaël Attali et co-commissaire de l’exposition a choisi la première option : réunir des pièces de deisgn, souvent uniques, qui rappellent, aussi bien par leurs formes que leur fabrication ou leurs inspirations, l’œuvre colossal de l’éminent architecte et designer français. C’est ainsi que l’on y croise les créations de huit designers, du fauteuil en velours monochrome de l’Italien Pietro Franceschini, créé il y a seulement quelques mois, dont le jaune paille rappelle celui qui teinte par intermittences le béton des murs extérieurs du bâtiment, à l’élégante lampe en cuivre bicéphale de Paul Matter, pièce unique faisant directement référence au Palais de l’Assemblée à Chandigarh conçu par Le Corbusier en Inde. À quelques pas, on découvre également une méridienne du Flamand Arno Declercq, dont la confortable surface en fourrure marron et son coussin en laine dissimulent en réalité une structure en métal orthogonale inspirée par le design brutaliste de l’architecte français. Autant de principes fondateurs qui transparaissent à côté de ce divan, dans le cylindre très fin et minimaliste d’un vase en acier posé au sol, signé par le célèbre créateur de mode et designer américain Rick Owens.
À travers des partis pris techniques et formels, plusieurs artistes et designers contournent les règles qui ont dominé l’œuvre du Corbusier, manière de défier respectueusement l’empreinte massive laissée par l’homme sur l’histoire de l’art.
Si l’exposition assume pleinement l’héritage de l’une des plus grands figures du 20e siècle à travers cette sélection de pièces contemporaines, son intérêt réside aussi dans la présence presque paritaire d’artistes qui s’en détachent pour mieux s’y confronter : pour l’occasion, Flora Temnouche du magazine Eclipse a réuni les œuvres de six artistes faisant la part belle à l’organique, aux transformations aléatoires de la nature et à l’évolution de la matière au fil du temps. En attestent deux bancs blancs, respectivement réalisés par le Vénézuélien Jojo Corväiá et la Française Roxane Lahidji : conçu en argile volcanique recouverte d’un glaçage blanc, le premier se recouvre d’une texture presque liquide maculée de reliefs, tandis que le second, remarquable pièce composée intégralement de sel cristallisé puis solidifié, parvient à imiter un marbre immaculé et étincelant semblable à un étonnant bloc de glace. À l’image de la suspension de Jerôme Pereira placée au milieu de l’espace, où des fines tiges de chêne flotté s’imbriquent savamment pour maintenir avec équilibre une lampe en verre, les deux commissaires ont choisi symboliquement de libérer la végétation encastrée par Le Corbusier dans les bacs cubiques placés dans l’ensemble du bâtiment grâce à des œuvres qui laissent courir son foisonnement. En attestent une récente peinture du plasticien français Fabrice Hyber qui décline à nouveau son motif favori, l’arbre, ou encore les plantes tropicales dessinées au crayon sur papier par Sam Zsafran à la fin des années 50, qui saturent cette feuille au format réduit – l’une des seules œuvres historiques de ce corpus, qui se voit désormais accrochée devant les étagères en bois de Charlotte Perriand, conservées depuis l’édification du bâtiment. À travers des partis pris formels et techniques comme le bronze forgé des chandeliers volcaniques de Niclas Wolf, dont le grain sombre interne contraste avec la surface polie et dorée, ou les carreaux de plâtre de Mateo Revillo, rayés à la peinture de couleurs vives contrastées pour y dessiner des lignes faussement parallèles, plusieurs designers se confrontent à l’orthogonalité, au béton brut, ou encore aux lignes épurées dénuées d’ornement qui ont régi durant des décennies l’œuvre du Corbusier, comme pour défier respectueusement l’empreinte massive laissée par l’homme sur l’histoire de l’art. Difficile de trouver meilleure manière pour les créateurs réunis ici de lui rendre hommage qu’en s’appropriant ses principes fondateurs pour mieux s’en affranchir, et démontrer ainsi leur ingéniosité et leur force d’innovation résolument contemporaines.
“Héritages”, une exposition de la galerie Philia jusqu’au 2 juillet au Kolektiv Cité Radieuse, 313, Unité d’Habitation Le Corbusier (3e étage), Marseille. Entrée libre du mercredi au samedi de 13h30 à 18h.