Art Basel Miami Beach : 5 œuvres démesurées, entre globe géant et symphonie de gifles
Du 6 au 10 décembre 2023, l’incontournable foire d’art contemporain Art Basel revient à Miami Beach pour présenter sa nouvelle édition. Au-delà des stands des 277 galeries réunies, le secteur Meridians, curaté par Magalí Arriola, dévoile dix-neuf projets monumentaux dont plusieurs ont été réalisés pour l’occasion. Focus sur cinq d’entre eux.
Par Matthieu Jacquet.
Le globe gonflable de Seung-taek Lee
Alors que l’on descend les escalators pour découvrir le site d’Art Basel Miami Beach, impossible de passer à côté de cette œuvre aussi étonnante qu’imposante : un globe gonflable géant, à l’image de la planète Terre, installé en plein milieu du secteur Meridians comme pour inaugurer le parcours. Avec ses sept mètres de circonférence, la sculpture permet d’apprécier notre planète dans ses moindres détails, entre reliefs, nuages, délimitations des continents et des océans… Mais en l’étudiant de plus près, l’œuvre révèle aussi quelques failles : l’affaissement de son volume par l’expulsion de l’air, les marques des plis qui strient sa surface, des parties qui se décollent légèrement et peintures qui s’effritent discrètement, et même quelques bouts de scotch transparents… Car l’œuvre réalisée par le Coréen Seung-taek Lee a déjà bien roulé sa bosse : gonflé en 1989, ce ballon géant a depuis été emmené en Chine, aux États-Unis, au Royaume-Uni ou encore en Allemagne, roulé sur le sol par des groupes d’individus locaux ou transporté sur des bicyclettes. Un itinéraire que retracent des photos exposées à ses côtés, entre images prises in situ et photomontages : imaginée par l’artiste dans une Corée d’après-guerre afin d’inciter à une prise de conscience collective de l’état de la planète, l’œuvre se montre d’autant plus pertinente aujourd’hui, alors que l’urgence climatique se fait de plus en plus prégnante.
“Seung-taek Lee. Earth Play” (1990s), présenté par la galerie Hyundai, secteur Meridians, M18.
La symphonie de gifles d’Oliver Beer
Des claquements se font entendre à quelques pas du globe de Seung-taek Lee. Entend-on là un numéro de claquettes ou des baguettes percutant le bord d’une caisse claire ? L’énigmatique bande sonore émane en réalité de Composition for Face and Hands (ASMR), nouveau film de l’artiste Oliver Beer dévoilé ici pour la première fois : une symphonie de gifles, dont les percussions ne sont autres que des paires de mains frappant des visages. Passionné de musique, virtuose du son et de l’acoustique dont il ne cesse d’explorer les propriétés dans ses installations, vidéos et performances, le Britannique présente ici un diptyque fait de deux grands écrans verticaux. Sur ceux-ci se succèdent deux duos d’instrumentistes : l’artiste et un autre homme, d’abord, puis deux femmes, qui dessinent respectivement sur le visage de leur partenaire des morceaux de partition au feutre bleu et le caressent, avant de commencer à jouer sur sa tête. Alors qu’ils se mettent à se frapper de plus en plus rapidement et intensément, les joues rougissent mais les expressions restent impassibles. Nouvelle étude des capacités et limites du corps, l’œuvre est également inspirée par l’ASMR, cette sensation corporelle apaisante provoquée par des sons doux et proches du crâne, comme ceux des doigts et mains qui sonnent sur ces quatre visages concentrés.
“Oliver Beer. Composition for Face and Hands (ASMR)” (2023), présenté par la galerie Almine Rech, secteur Meridians, M4.
L’exposition cachée de Saif Azzuz
Lorsque l’on visite une foire aussi immense qu’Art Basel, il faut accepter que l’on ne pourra jamais tout voir, ni tout retenir. D’autant plus lorsque, parmi les milliers d’œuvres que l’on croise sur sa route dans l’édition 2023 à Miami Beach, certaines se dérobent volontairement au regard du visiteur. Au cœur du secteur Meridians, une clôture en bois carrée de cinq mètres par cinq délimite en effet un espace d’exposition dont on ne pourra franchir le seuil, ni même découvrir complètement le contenu. Sur cette palissade baignée de dégradés de couleurs vives, on découvre un paysage de fleurs, sapins et montagnes gravés dans le bois, mais également quelques petits trous et interstices excitant la curiosité. À travers eux se dévoile alors, partiellement, l’intérieur de cet enclos pensé par Saif Azzuz : un ensemble de sculptures en matériaux “pauvres” récupérés – métal, bois gouttières –, dont la facture n’est pas sans rappeler les œuvres de Theaster Gates, et de petites peintures aux couleurs psychédéliques. D’origine libyenne et yurok – communauté amérindienne du nord de la Californie –, le plasticien distille ici quelques références aux motifs et traditions de ces deux cultures et, en installant ce jeu entre regardeur et regardé, pose la question des frontières. “L’installation invite le visiteur à devenir voyeur, commente l’artiste sur son compte Instagram, et à repenser les notions de propriété, d’accessibilité, d’intendance, et l’impact de la privatisation sur les territoires et leurs populations.”
“Saif Azzuz. Private Collection” (2023), présenté par la galerie Nicelle Beauchene, secteur Meridians, M6.
L’hommage émouvant de Ja’Tovia Gary à l’écrivaine Toni Morrison
En 1970, lorsque Toni Morrison publie son premier roman L’Œil le plus bleu, l’écrivaine américaine jette un pavé dans la mare en abordant un sujet encore relativement tabou : celui de l’exclusion insidieuse des Noirs par les canons dominants de la beauté féminine occidentale. Et ce en racontant l’histoire de la protagoniste Pecola, jeune Afro-Américaine dont le rêve est de se réveiller avec les yeux bleus d’une fillette blanche. Plus de cinquante ans plus tard, les problématiques raciales soulevées par cet ouvrage sont encore bien présentes dans la société contemporaine, comme le met en exergue le film de Ja’Tovia Gary présenté à Art Basel Miami Beach. Durant près de trente minutes, la vidéaste aligne des archives de Toni Morrison, des extraits d’interviews sa biographe Koko Zauditu-Selassie ou encore des rappeuses Lil Kim et Azealia Banks, des vidéos TikTok de challenges divers, et la performance captivante d’une danseuse en robe blanche dans un décor azuré, entrecoupées d’images d’une mer ondoyante et de dessins à l’aquarelle bleue. Une interprétation intime, poétique et riche en symboles de cette œuvre littéraire majeure, qui interroge le besoin de conformisme voire complexe d’infériorité encore intériorisés par de nombreuses personnes de couleur, autant qu’il célèbre la beauté du Black gaze – regard Noir –, régi par ses propres codes esthétiques. “L’Œil le plus bleu était ce livre que j’aurais voulu lire à l’époque où je l’ai écrit, mais que je ne trouvais nulle part”, déclarait jadis Toni Morrison, invitant les artistes afro-américains à s’armer de courage pour creuser leur sillon, en faisant fi des attentes, critiques et potentiels rejets.
“Ja’Tovia Gary. Quiet As It’s Kept” (2023), présenté par la galerie Paula Cooper, secteur Meridians, M2.
Le violoncelliste géant de Reginald O’Neal
Dans un recoin sombre du secteur Meridians, un géant nous tourne le dos. Veste de costume rouge, pantalon blanc, peau noire et cheveux crêpus… il faudra le contourner pour découvrir son visage et son activité : celle d’un violoncelliste de jazz, le visage souriant et figé comme celui d’un pantin. Connu principalement pour sa peinture, l’auteur de cette œuvre, Reginald O’Neal, a ici reproduit une petite figurine d’une collection de porcelaines à l’effigie de musiciens noirs de la Nouvelle-Orléans. Pas de hasard si le jeune artiste, habitué à dépeindre le quotidien des populations afro-américaines de son entourage et de son quartier, a réalisé cette œuvre pour l’édition floridienne de la foire Art Basel : élevé dans le quartier historique de Miami, Reginald O’Neal rappelle que les personnes de couleur devaient y rester confinées à l’ère de la ségrégation, et que seules celles invitées à se produire devant les Blancs étaient autorisées à se rendre temporairement dans les quartiers bien plus cossus de Miami Beach. Absorbé dans cette performance solitaire et silencieuse, le violoncelliste géant incarne donc cet archétype de l’homme noir de l’époque, objectifié et destiné à divertir une audience qui ne se souciait guère de ses droits et ses conditions de vie.
“Reginald O’Neal. The Cellist” (2023), présenté par la galerie Spinello, secteur Meridians, M13.
Art Basel Miami Beach, secteur Meridians, du 6 au 10 décembre 2023 au Miami Beach Convention Center.
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