Art Basel : les 6 installations d’art XXL qu’il ne fallait pas rater, entre salle de sport et maison hitchcockienne
Comme chaque année depuis 2000, l’incontournable foire Art Basel dévoile cette semaine son programme Unlimited, parcours jalonné d’œuvres monumentales. Sous l’œil du commissaire suisse Giovanni Carmine, plus de soixante-dix projets ont été sélectionnés, dont des installations historiques et des pièces inédites, réalisées pour l’occasion. De Cornelia Parker à Adam Pendleton, focus sur 6 œuvres qui marquent cette nouvelle édition.
Par Matthieu Jacquet.
1. La maison de Psychose explosée par Cornelia Parker
Elle est sans doute l’une des maisons les plus célèbres du cinéma américain. Star de Psychose (1960), film culte du maître du suspens Alfred Hitchcock, cette grange de style colonial est la propriété de l’antagoniste principal, Norman Bates, et de sa mère défunte en laquelle il avait l’habitude de se grimer pour commettre ses meurtres. Connue pour son talent à transposer – et à éclater – les environnements domestiques dans des installations monumentales, la Britannique Cornelia Parker crée une fois de plus l’étonnement avec cette œuvre inédite, “explosant” cette demeure hitchcockienne par le réagencement de ses éléments sur trois cimaises blanches formant un U. Alignés comme des tableaux le long d’un mur, des parties du toit en tuiles, fenêtres plein cintre, soupiraux et même le perron en bois semblent former, dans l’espace d’Unlimited, le kit à monter d’une maison de poupée à taille humaine. Pour réaliser cette pièce, Cornelia Parker a réutilisé les éléments de la maison qu’elle avait déjà reproduite attentivement en 2016, sur le toit du Metropolitan Museum à New York, d’après le décor original conçu exclusivement en studio. En opérant cette mise en abyme, Cornelia Parker rappelle l’histoire de cette demeure factice, imaginée à l’époque du tournage à partir d’une peinture d’Edward Hopper, et joue sur les frontières entre le réel et la fiction.
2. La traversée en mer de Moon Kyungwon & Jeon Joonho
Comment retranscrire l’expérience de la navigation en pleine mer ? À Unlimited, Moon Kyungwon et Jeon Joonho relèvent le défi en présentant l’un de leurs films dans une installation détonante. Alors qu’à l’image apparaît un homme, seul, à bord d’un petit navire, des lumières blanches serpentent le long des murs environnants sur un labyrinthe de néons : ainsi, pendant la tempête nocturne, où le marin lutte contre la violence des vents et des vagues, celles-ci serpentent comme des éclairs synchronisés avec le bruit du tonnerre, tandis qu’une fois le calme revenu, ils éclairent la moitié droite de l’image, tel le soleil se levant à l’est dont les rayons baignent peu à peu l’intérieur du bateau. À travers cette captivante expérience cinématographique diffusée en boucle, le duo d’artistes coréens ménage le suspense du spectateur, qu’il plonge dans un jour sans fin. Perdu au milieu de l’océan, le personnage emprisonné dans une situation qu’il ne saurait quitter, tout en caressant chaque jour l’espoir d’atteindre sa destination pour se libérer de sa torpeur. Une œuvre allégorique qui s’inscrit dans la continuité des réflexions menées par les deux artistes depuis 2009, au sein de leur projet pluridisciplinaire New from Nowhere. Au fil de vidéos, expositions, publications et workshops, Moon Kyungwon et Jeon Joonho s’interrogent sur le rôle de l’art dans la société contemporaine et comment investir de nouveaux territoires de création peut répondre aux impasses d’un monde en crise. Comme celle rencontrée par ce personnage, pris dans le tourbillon d’une existence sans but.
3. Les balançoires BDSM de Monica Bonvicini
En 1967, l’artiste vénézuélien Jesús-Rafael Soto entamait sa célèbre série des Pénétrables, rideaux en tiges métalliques colorés que le visiteur devait traverser pour en faire l’expérience complète. Si l’une de ces installations fait partie du programme d’Unlimited cette année, une autre artiste a décliné à quelques pas de cette dernière son principe sur un objet plus insolite : des balançoires en cuir. Dans son œuvre Never Again, Monica Bonvicini réunit en effet douze slings, assises suspendues au plafond utilisées principalement dans un contexte sexuel, fixées à une structure métallique que le public se voit invité à parcourir, jusqu’à s’asseoir ou s’allonger sur les balançoires. Emblématique du travail de l’artiste italienne, cette pièce créée originellement en 2005 utilise les éléments récurrents de ses sculptures : des matériaux et objets associés à la culture fétichiste et BDSM, des formes faisant référence à l’histoire de l’art du 20e siècle, et la création dans l’espace d’une véritable expérience dans lequel le spectateur devra s’engager physiquement. Que cela passe par des tissages de ceintures, des godemichets installés sur un porte-bouteille, une cage en néons et ces modèles de balançoires, dont une est même réalisée intégralement en chaînes métalliques, Monica Bonvicini place les visiteurs face aux tabous de notre société et aux objets et architectures parfois autoritaires qui contraignent notre rapport à notre propre corps. En nous incitant à nous le réapproprier.
4. La salle de sport insolite d’Agustas Serapinas
Une salle de sport au milieu d’une foire d’art contemporain ? L’idée paraît aussi improbable qu’absurde. C’est pourtant le spectacle que l’on découvre au fond de l’espace d’Unlimited, devant une large toile de Martha Jungwirth. Vêtus de blanc, trois hommes et une femme se livrent à une séance de musculation sur fond de musique rythmée aux sonorités funk et disco, qui n’a rien à envier aux playlists des cours d’aérobic. Mais au lieu de soulever les traditionnels poids et haltères sur les machines, les performeurs manipulent ici des visages en plâtre imitant ceux des sculptures antiques. Avec cette œuvre, Agustas Serapinas associe les souvenirs de ses cours de moulage, lors de ses études aux Beaux-arts en Lituanie, à l’idéal poursuivi jadis par les Grecs, selon lequel le corps se devait d’être aussi cultivé que l’esprit. Habitué à composer des environnements à échelle humaine, le jeune plasticien délimite ici sa “scène” par un tapis bleu roi sur lequel les machines aux matériaux rudimentaires deviennent désormais à des sculptures contemporaines, auxquelles se grefferaient ainsi ces canons de beauté séculaires. Une manière déroutante autant qu’amusante d’assimiler la pratique du sport et celle de l’art, dont l’engagement corporel et le labeur ne seraient finalement pas si éloignés.
5. La part sombre de l’histoire filmée par Adam Pendleton
Les vidéos d’Adam Pendleton sont à l’image de ses peintures : fougueuses, puissantes, graphiques et radicales. Connu pour ses toiles, sérigraphies et installations parfois monumentales, tapissées de lettres et de mots en noir sur blanc, l’artiste américain présente à Unlimited un film récent regroupant les thématiques qui l’obsèdent : l’histoire afro-américaine, la fabrique du racisme, la violence qui en découle et comment celles-ci ont contribué à forger l’identité noire. Au centre de l’image tournée dans la ville de Richmond, la sculpture d’un homme triomphant juché sur un cheval se dessine au sommet d’un piédestal. Ce personnage n’est autre que le général Robert E. Lee, commandant des armées confédérées au milieu du 19e siècle, à qui la capitale de Virginie rend hommage à travers ce monument. Afin de déconstruire cet emblème de la suprématie blanche, Adam Pendleton le filme dans son noir et blanc habituel et sous toutes les coutures. Des changements de plans rapides et frénétiques, coups de projecteurs stroboscopiques et cadrages en contre-plongée transforment alors la sculpture en personnage sombre et menaçant au cœur d’une pièce où gronde l’esprit de la révolte, appuyé par la bande originale composée par Hahn Rowe. Dévoilée en 2022, l’œuvre fait suite au déboulonnement des statues opéré par des manifestants du mouvement Black Lives Matter en 2020 afin de remettre en cause les modèles séculaires érigés par l’histoire. Et rappelle combien les stigmates de la guerre de Sécession se lisent encore, un siècle et demi plus tard.
6. Le magasin de literie plus vrai que nature de Guillaume Bijl
Certains artistes se passionnent pour la nature, sa faune et sa flore. D’autres, pour le corps humain et son anatomie. Guillaume Bijl, lui, dirige son attention vers les espaces que nous traversons au quotidien, des rayons des magasins de grande distribution aux salles d’attente des aéroports ou des auto-écoles. Depuis la fin des années 70, l’artiste belge recrée dans l’espace d’exposition ces décors familiers de la façon la plus réaliste possible, faisant d’eux des théâtres silencieux dont le public devient le seul acteur. En atteste le magasin de literie qui trône au milieu de la grande halle d’Unlimited : dans cette œuvre de 2003, réadaptée pour l’occasion, des matelas de toutes sortent s’empilent ou s’alignent le long des murs, recouverts d’un cellophane protecteur, et jalonnent le chemin tracé par un tapis rouge vers un lit double au fond de la pièce. Oreillers colorés, plantes en plastiques, pantoufles au sol complètent cet environnement faussement domestique, enrobé dans une culture du bien-être à l’esthétique cotonneuse, tandis que des campagnes publicitaires et des étiquettes promotionnelles collées au mur rappellent sa fonction principale : la consommation. S’il tend un miroir grinçant à notre société, l’artiste le tend aussi au marché de l’art et au monde des galeries, en s’appropriant l’espace standardisé du stand de foire pour en faire l’hôte de sa proposition décalée et subversive. Jusqu’à cette vendeuse fixée sur le carton par la photographie imprimée, dont le sourire et la posture stoïques incarneraient la bienveillance artificielle du monde marchand.
Unlimited, du 15 au 18 juin 2023, Messe Basel, Bâle.