28 mai 2020

Allen Jones’s provocative women

Les sculptures de femmes à l’érotisme provocant d’Allen Jones firent scandale à ses débuts, dans les années 70. Depuis, cette figure du pop art anglais n’a pas dévié de son sujet de prédilection, la femme aux courbes idéales, mixant peinture et sculpture dans des œuvres fascinantes.

Allen Jones/Photo : Rebecca Fanuele. Courtesy of Allen Jones and Almine Rech Gallery

Il y a dix ans qu’on n’avait pas vu, à Paris, l’œuvre de cet artiste anglais majeur, peintre et sculpteur qui fit, au tournant des années 70, sensation avec une table, une chaise et un portemanteau. À 82 ans, Allen Jones, l’un des tout premiers artistes du pop art anglais, est encore aujourd’hui souvent mentionné comme l’auteur de cette sculpture qui inspira jusqu’à Stanley Kubrick et servit de modèle à des générations de photographes de mode : en 2015, c’est Kylie Jenner qui fut immortalisée par Steven Klein pour le magazine américain Interview dans une série très ouvertement influencée par cette œuvre qui a désormais 51 ans. Cinq ans de plus que l’âge de Kate Moss, en somme, qui fut longtemps sa muse et son modèle.

 

Allen Jones est né à Southampton en 1937, et sa famille s’installa trois ans plus tard à la toute dernière station d’une ligne de métro de la banlieue de Londres. Il sut très tôt qu’il voulait devenir artiste, étudia quatre années au Hornsey College of Art, puis entra en 1959 au Royal College of Art de Londres, en même temps que la génération des artistes qui inventèrent le pop art anglais : David Hockney, Ron Kitaj… Une génération qui, en pleine domination de l’expressionnisme abstrait, entendait bien trouver de nouvelles manières de représenter la figure humaine – des manières capables de s’accorder avec les promesses d’un monde différent, tandis que la décennie d’austérité qui succéda à la Seconde Guerre mondiale touchait à sa fin et que la libération sexuelle devenait une réalité. Jones fut renvoyé du Royal College of Art une année plus tard “pour l’exemple” : une manière de signifier à cette génération qu’il fallait se calmer !

 

L’année suivante, cependant, il fut invité à participer à Young Contemporaries, de la Royal Society of British Artists, une exposition annuelle d’étudiants, cette fois-ci tous issus du Royal College : l’exposition entra dans l’histoire comme la première du pop art anglais. Pop, la peinture de Jones l’est alors assurément : il peint des bus londoniens en utilisant des couleurs vives et des toiles aux formes découpées, essaie de combiner planéité (de la toile) avec profondeur (de la scène représentée). Déjà, par-delà les autobus, s’imposent à lui d’autres sujets d’inspiration érotique – avec une préférence marquée pour les jambes de femme juchées sur de très hauts talons. Ainsi First Step, une peinture de 1966, représente simplement une paire de jambes et des stilettos hyper cambrés – à faire passer les pin-up de Mel Ramos pour des saintes-nitouches. Justement, un voyage aux États-Unis, à la fin des années 60 (il séjournait alors au Chelsea Hotel) lui avait fait rencontrer l’imagerie érotique américaine des années 50 en général, et les magazines fétichistes en particulier. “Le fétichisme et le monde transgressif ont produit des images que j’aimais parce qu’elles étaient dangereuses. Elles répondaient à des obsessions personnelles. Elles se tenaient en dehors des canons d’expression artistique généralement admis et suggéraient de nouvelles façons de représenter la figure, qui n’étaient pas destinées à la consommation publique”, dit-il. Et à la fin des années 60, il eut une intuition : “J’essaie de rendre ces figures si réelles que je devrais plutôt essayer de leur donner corps”, et il expérimenta la sculpture. Le résultat, intitulé Hatstand, Table and Chair, fut créé en 1969 et exposé 1970. Un ensemble de trois sculptures figurant trois corps de femme un peu plus grands que nature, en tenue SM, dont la position évoque, l'une, un portemanteau, l'autre, une table, et la dernière, une chaise. Les pièces furent produites en argile par le sculpteur Dick Beech, puis réalisées en fibre de verre, peintes par Jones et affublées par lui de corsets, de bottes en cuir et de perruques. Exposées à la galerie Zwirner de Cologne en 1970, elles furent aussitôt acquises par le collectionneur Peter Ludwig, et se trouvent, aujourd'hui au Ludwig Forum d’Aix-la-Chapelle.

 

 

“A Muse” (2016). Médias mixtes. Dim. totales : 205 x 51 x 61 cm. Mannequin : 154 x 34 x 63 cm. Allen Jones/Photo : Rebecca Fanuele. Courtesy of Allen Jones and Almine Rech Gallery

Au Korova Milkbar, on sert du ‘lait plus’ […]. Ça vous affûte l’esprit et ça vous met en train pour une bonne petite fête d’ultra violence”, dit la voix off de la première scène du film Orange mécanique (1971) de Stanley Kubrick. Le mobilier du Korova Milkbar en question semble une réplique de la sculpture de Jones, et en effet, le téléphone du sculpteur sonna un jour et Kubrick était au bout du fil, lui demandant d’adapter son œuvre à un décor de film. Proposition que Jones refusa lorsqu’on lui indiqua qu’il ne serait pas payé : il suggéra à Kubrick de demander à un décorateur d’en faire des copies, ce que le cinéaste accepta sans demander son reste.

 

Cette œuvre fut l’objet de vives attaques s’appuyant sur un fait plutôt indiscutable : elle montre des femmes transformées en meubles. Boules puantes balancées dans son exposition à l’Institute of Contemporary Arts de Londres en 1978, acide projeté sur l’un des éléments de la sculpture lors de son exposition à la Tate en 1986, et, surtout, violentes protestations féministes dès sa première exposition. “Je comprends très bien qu'on peut voir dans ces images une objectivation des femmes, et si quelqu’un pense cela, il est très difficile de le contredire. Mais il s’agit d’une lecture fortuite et malheureuse qui n’a rien à voir avec la réalité de ce travail. En tant qu’artiste, j’ai une responsabilité envers l’art. En tant qu’être humain, j’ai une responsabilité envers la société. J’ai été élevé dans un esprit socialiste, je me considère comme féministe et je n’ai pas besoin de défendre ma position politique”, expliqua Jones au Guardian rétrospectivement.

 

Si l’ombre portée de cette sculpture aujourd’hui si célèbre plane inévitablement sur l’œuvre d’Allen Jones, l’exposition parisienne révèle le talent de l’ex-artiste pop. À commencer par ses toiles, successions de couches de peinture et de vernis qui évoquent Chagall et Matisse, et donnent libre cours au coloriste hors pair qui inscrit, dans des espaces imaginaires, des corps de femme “générique”. En effet, il ne s’agit jamais de portraits, bien que Jones avoue quelques muses récurrentes, parmi lesquelles Kate Moss. Comme il le confiait au magazine Forbes en 2015 : “J’ai fait très peu de portraits à cause du risque de compromettre mon art ou de décevoir les attentes du modèle. On m'a proposé de travailler avec Kate Moss, et je n'ai pas pu résister au défi de peindre une personne si universellement reconnue à travers la photographie. Pendant quelques semaines, elle est venue s’asseoir plusieurs fois en face de moi, et j’ai progressivement commencé à envisager des possibilités non seulement en peinture, mais aussi en sculpture, et même en photographie. Je l’ai dessinée, je l’ai photographiée, et, pour un travail particulier, je l’ai fait modeler d’après nature et je l’ai ensuite coulée en résine et en acier.

 

Ses sculptures, en fibre de verre colorée, sont tout aussi percutantes. Ce sont évidemment des corps de femme, qui expriment davantage l’“empowerment” que l’assujettissement qui lui fut reproché à ses débuts. Les personnages féminins, juchés sur de petites tables ou sur des piédestaux, ont l’air d’avoir été figés dans la posture de La Petite Danseuse de Degas. Leurs corps se muent en toiles, que Jones recouvre de couleurs, dans des assemblages et des formes qui évoquent l’expressionnisme abstrait américain.

 

Dans l’exposition, deux sculptures incroyables montrent ces femmes dans des constructions de métal et de Plexiglas semblables à des vitrines de magasin (le mot “boutique” est même inscrit sur l’une d’elles). De toute évidence, Jones joue avec sa sulfureuse réputation – à moins qu’il ne se joue de ce que nous, spectateurs contemporains, projetons sur ses œuvres. Il démontre enfin toute sa maestria dans ses combinaisons de peintures et de sculptures. Lorsqu’Allen Jones dispose ses corps de femme, plus vrais que nature, devant des toiles abstraites leur servant de décor, la peinture se déploie alors en deux et en trois dimensions, formant un univers visuel aux couleurs acidulées.

 

Dix années s’étaient écoulées depuis sa dernière exposition parisienne, et celle-ci, dans le sombre mois de mars 2020, ne fut ouverte qu’une semaine à peine – assez pour devenir légendaire. On eût aimé revoir et revoir encore l’exposition, et convenir, à l’instar du curateur et historien d’art sir Norman Rosenthal, qu’“Allen Jones puise son immense force esthétique dans les références d’un passé classique tout en se livrant à un commentaire critique et ludique de nos obsessions contemporaines sur les relations entre les sexes”.

Allen Jones/Photo : Rebecca Fanuele. Courtesy of Allen Jones and Almine Rech Gallery

It has been ten years since Paris last saw the work of this major British artist, a painter and sculptor who, in the early 1970s, caused a sensation with a table, a chair and a hatstand. At 82, Allen Jones, one of the first British Pop artists, still finds his name indelibly attached to a sculpture that influenced not only Stanley Kubrick but generations of fashion photographers, including Steven Klein who, in 2015, immortalized Kylie Jenner for the American magazine Interview in a shoot that was blatantly influenced by an artwork that is now 51 years old. Which is to say five years older than Kate Moss, who at a certain moment was Jones’s muse and model.

 

After his birth in Southampton, in 1937, Allen Jones’s family moved to Ealing, in west London, in 1940, and it’s there that he spent his childhood. He knew very early on that he wanted to become an artist, and spent four years at the Hornsey College of Art before enrolling, in 1959, at the Royal College of Art (RCA) – at just the same time as the generation that would invent English Pop Art, among them David Hockney and Ron Kitaj. In a period when Abstract Expressionism ruled the roost, the class of 59 had every intention of finding new ways of depicting the human figure – ways that corresponded to the promises of a new world, at a time when postwar austerity was finally coming to an end and sexual liberation was just beginning to take off. Indeed Jones was expelled from the RCA after only a year, to set “an example” – a way of making it clear to his generation that they’d better calm down.

 

Nevertheless, the following year he was invited to take part in Young Contemporaries, an annual student exhibition put on by the Royal Society of British Artists, which on this occasion only showed work from the RCA: it would go down in the annals as the first exhibition of English Pop Art. And Pop is indeed the perfect label for Jones’s paintings of the time, which depicted London buses in bright colours and featured cut-out forms that attempted to combine the flatness of the canvas with the depth of the scene represented. In addition to buses, he was already painting rather more erotic subjects, with a preference for female legs perched on very high heels, such as the 1966 First Step, which simply shows a pair of legs whose feet are jammed into ridiculously tall stilettos, making Mel Ramos pin-ups look like the most sanctimonious of prudes. Indeed trips to the States over the course of the 60s – Jones stayed at the Chelsea Hotel – had familiarized him with American post-war erotica in general and fetish magazines in particular. “Fetishism and the transgressive world produced images that I liked because they were dangerous,” he says. “They were about personal obsessions. They stood outside the accepted canons of artistic expression and they suggested new ways of depicting the figure that weren’t dressed up for public consumption.” At the end of the decade he had an intuition: “I’m trying to make these figures so real that maybe what I should try to do is make it real,” leading him to try his hand at sculpture. The result was Hatstand, Table and Chair, made in 1969 and first shown in 1970, an ensemble of three slightly-larger-than-life female figures dressed in SM gear, whose poses suggest a hatstand, a table and a chair. First modelled in clay by the sculptor Dick Beech, they were then translated into glass-fibre and painted and dressed by Jones in corsets, leather boots and wigs. Shown for the first time at Cologne’s Zwirner gallery, they were immediately bought by the collector Peter Ludwig, and can now be found at the Ludwig Forum in Aachen.

“A Muse” (2016). Médias mixtes. Dim. totales : 205 x 51 x 61 cm. Mannequin : 154 x 34 x 63 cm. Allen Jones/Photo : Rebecca Fanuele. Courtesy of Allen Jones and Almine Rech Gallery

“The Korova Milkbar sold milk-plus, milk plus vellocet or synthe- mesc or drencrom, which is what we were drinking,” says the voiceover at the beginning of Stanley Kubrick’s 1971 movie A Clockwork Orange. “This would sharpen you up and make you ready for a bit of the old ultra-violence.” The furniture at the Korova Milkbar appears to be a di- rect knockoff of Jones’s sculpture, and indeed, when the film went into production, the artist received a call from Kubrick asking him to adapt his work for the sets. He turned down the offer, however, when he understood that he wouldn’t be paid, and suggested to Kubrick that he get a set designer to make copies – which the director did with alacrity.

 

Over the years that followed, Hatstand, Table and Chair would be the subject of countless, sometimes physical, attacks in reaction to an undeniable fact about the nature of its content: it shows women objecti- fied as pieces of furniture. Stink bombs were let off at Jones’s 1978 ICA exhibition in London, acid was thrown at the work when it was shown at the Tate in 1986, and there were violent feminist protests right from its first outing. “I can see they are perfect images for an argument about the objectification of women, and if someone thinks that, it is very difficult to gainsay it,” Jones told The Guardian in 2014. “But it is a coincidental and unfortunate reading that has nothing to do with the work. As an artist, I have a responsibility to art. As a human being, I have a re- sponsibility to society. I was brought up a socialist and I think of myself as a feminist and I don’t need to defend my political stance.”

 

If the shadow of this work inevitably hangs over Jones’s oeuvre today, the exhibition of his work at Paris’s Almine Rech Gallery (which was briefly on view just before the COVID-19 lockdown) brings out all the talent of the former Pop star. To start with there are his canvases, composed of layers of paint and var- nish that evoke Chagall and Matisse and give free rein to a peerless col- ourist, who depicts, in these imagi- nary spaces, “generic” female bod- ies. For they are never portraits, even if Jones admits that there have been a few recurrent muses, among them supermodel Kate Moss. As he told Forbes Magazine in 2015, “I have made very few portraits because of the risk of compromising my own art or offending the sitter’s expecta- tions. I was commissioned to work with Kate Moss, the challenge of painting a person so universally rec- ognised through photography was irresistible. She came and sat for me several times over a few weeks, I gradually began to see possibilities not only in paint but also in sculpture and, indeed, photography. I drew her, I photographed her, I had her modelled from life and for a work I had her cast in resin and steel.”

His sculptures in painted fibre-glass are just as arresting. They depict, of course, women’s bodies, but they show far more “empowerment” than the subjugation for which he was berated when he started out. These female figures, perched on little tables or pedestals, seem to have been frozen in the pose of Degas’s La Petite danseuse. Their bodies become canvases that Jones paints with colour in assemblages and forms that evoke American Abstract Expressionism.

 

In the show, two incredible sculptures show women imprisoned in structures of metal and Plexiglas that resemble shop display cases (the word “boutique” is even written on one of them) – evidently Jones is playing on his notoriety, unless of course he’s (also) playing on what we, his contemporary viewers, project onto his work. All his mastery comes into play in his combinations of paintings and sculptures: when Jones places his truer-than-life fe- male figures in front of abstract canvases that serve as a decorative backdrop, painting is deployed in both two and three dimensions in a total visual world of acid hues.

 

It has been a decade since his last Paris show, and the current one, which debuted at the beginning of this sombre month of March 2020, was open for barely a week – just enough to make sure it becomes legendary. How one would have liked to go back again and again, and come to the conclusion, following the example of curator and art historian Sir Norman Rosenthal, that “Allen Jones draws his huge knowing aesthetic strength from the classical past while engaging in a critical and celebratory exercise of contemporary obsessions with human relations between the sexes.”