Mort de Carl Andre, le grand ponte de l’art minimal qui a bouleversé la sculpture
Grande figure de l’art minimal, connu pour ses sculptures au sol à base de briques et de blocs métalliques, l’Américain Carl Andre s’est éteint ce mercredi 24 janvier à l’âge de 88 ans, laissant derrière lui une œuvre radicale, mais aussi quelques controverses.
Par Matthieu Jacquet.
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UNe grandę figurę de l’art minimal
“L’art, c’est l’exclusion de ce qui n’est pas nécessaire”, a dit un jour Carl Andre, Si elle s’inspire d’une phrase de Pablo Picasso, cette devise sonne d’autant plus appropriée pour celui qui comptera parmi les plus grandes figures de l’art minimal. Connu dans le monde entier pour son approche radicale de la sculpture, médium qu’il commence à explorer dans les années 60, l’artiste américain né en 1935 a en effet poursuivi toute sa vie une quête de l’épurement visuel, matériel mais aussi symbolique, manifestée notamment par de sobres compositions au sol, à base de briques, de blocs de bois, de plaques d’acier, de cuivre ou de magnésium, échappant à toute forme de figuration. Une œuvre abstraite et conceptuelle qui l’inscrit rapidement dans le mouvement de l’art minimal, aux côtés d’autres Américains tels que Donald Judd, Dan Flavin, Sol LeWitt, ou encore le peintre Frank Stella, son grand ami dont il partagera un temps l’atelier à New York.
Révélé par sa première exposition personnelle en 1965, où il dévoile un ensemble de poutres horizontales, Carl Andre présentera rapidement ses œuvres aux côtés de ses homologues minimalistes porteurs de cette tendance nouvelle, dans l’art contemporain et particulièrement dans la scène new-yorkaise, dont il fait partie. Après une grande exposition au Solomon R. Guggenheim en 1970, l’artiste réalisera plusieurs installations monumentales et sculptures publiques, et connaîtra plusieurs rétrospectives d’ampleur au fil de sa carrière, notamment celle qui voyagera du Reina Sofia à Madrid (2014) au musée d’Art moderne de Paris (2017), en passant par le Hamburger Bahnhof à Berlin (2016), revenant sur cinq décennies de pratique. Son décès ce mercredi 24 janvier, à l’âge de 88 ans, a été annoncé par la galerie new-yorkaise Paula Cooper, avec laquelle il travaillait depuis 1964.
Un renversement formel
Dès ses débuts dans la sculpture, dans les années 60, Carl Andre développe un principe fondateur : “forme = structure = lieu”. D’après cet adage conceptuel, très tautologique, l’œuvre d’art doit être appréhendée dans l’ici et maintenant, et toujours indissociable de son environnement. Ses matériaux, qu’il commence par récupérer dans la rue, doivent rester à l’état brut et ne jamais être sublimés ou transformés par son intervention. Conçues d’après des formules mathématiques, qu’il affectionne particulièrement, ses formes – principalement carrées, rectangulaires et parallélépipédiques – doivent être tridimensionnelles, neutres, élémentaires et répétitives, telles des “modules” identiques que l’on peut déplacer et accumuler à l’envi. Leur assemblage doit se déployer au sol, et à l’horizontale selon l’idée de “platitude”, contre la tendance prépondérante à sculpter dans la verticalité. Le tout afin que l’œuvre finale produise le moins de symboles et d’images possibles, pour se livrer de façon directe et sans fioritures. L’artiste oppose d’ailleurs à ce qu’il qualifie d’“art de l’association”, tendance naturelle du visiteur à interpréter l’art en tissant des liens avec sa propre culture, un “art de l’isolation”, qui doit resté contenu dans l’espace d’exposition et ce moment de rencontre physique avec sa création.
De fait, les œuvres de Carl Andre guident la circulation dans l’espace, invitent à ce que les visiteurs les contournent voire marchent dessus, à l’instar de ses “carrelages” à base de plaques métalliques qui dessinent au sol des chemins à parcourir. Sa démarche ne fera pas toujours l’unanimité : en 1976, l’acquisition de son œuvre Equivalent VII, assemblage de briques blanches au sol, par la Tate Gallery fait polémique, ses détracteurs jugeant scandaleux de dépenser l’argent public pour des objets aussi triviaux. Au point qu’un jour, le chef cuisinier Peter Stowell-Phillips, ulcéré, ne la vandalise en la recouvrant de colorant alimentaire bleu. En 2022, la Paula Cooper Gallery présentera l’une des dernières sculptures monumentales de Carl Andre, 5VCEDAR5H, une série de dix pavés de bois alignés contre un mur, tantôt debout, tantôt au sol, réunissant une fois de plus les principes qui guident son travail depuis soixante ans.
Parallèlement au volume, pratique qui fait sa renommée internationale, l’Américain s’investit dès la fin des années 50 dans un autre médium tout aussi important à ses yeux : la poésie, dans laquelle il parvient à insuffler là aussi sa radicalité. L’artiste conçoit en effet ses poèmes comme des sculptures où les mots s’alignent et se répètent comme des blocs, dépourvus de liens syntaxiques, formant souvent sur le papier des lignes abstraites dont le sens s’efface au profit de la forme.
Une vie émaillée par un scandale : la mort de son épouse Ana Mendieta
Au-delà de son œuvre parfois clivante, la vie de Carl Andre est émaillée par un tout autre scandale : la mort d’Ana Mendieta, artiste américano-cubaine avec qui il partage sa vie, de leur rencontre en 1979 à ce fameux 8 septembre 1985, où la jeune femme chute du balcon de leur appartement new-yorkais. Suspecté de l’avoir poussée suite à une dispute conjugale, l’artiste sera accusé du meurtre de son épouse par sa famille. Son procès, rendu public, mènera finalement à son acquittement en 1988, les juges penchant vers la théorie du suicide.
Si l’Américain se fera plus discret suite à cette affaire, celle-ci n’entravera pas son succès, aussi bien dans les institutions que dans le marché de l’art, toute sa vie bien supérieure à celui de son ex-conjointe – bien que celle-ci connaisse depuis quelques années une résurgence attendue. Quelques expositions de Carl Andre susciteront, toutefois, des soulèvements publics : en 2015, des manifestants se réuniront devant la Dia:Beacon à New York, où l’artiste est au cœur d’une grande rétrospective, accusant le sculpteur d’avoir du sang sur les mains, tout comme devant son exposition au MOCA, à Los Angeles, en 2017. Aujourd’hui encore, des doutes subsistent quant aux véritables causes de cette mort tragique, dont Carl Andre restait jusqu’alors le seul témoin.