Rencontre avec Zahia Dehar : « Quand les femmes revendiquent leur liberté, elles en payent le prix »
Rencontre avec la fascinante ex-escort girl devenue actrice Zahia Dehar, à l’affiche de l’émouvant film L’air de la mer rend libre de Nadir Moknèche, qui sort au cinéma ce mercredi 4 octobre 2023.
propos recueillis par Violaine Schütz.
L’ex-escort girl qui a défrayé la chronique en 2010 dans une affaire de mœurs impliquant plusieurs footballeurs a réussi une mue spectaculaire. Entre collections de lingerie remarquées, collaborations prestigieuses (avec Ellen von Unwerth ou Pierre et Gilles) et rôles au cinéma, Zahia Dehar ne cesse de fasciner. Adulée par Isabelle Adjani et Karl Lagerfeld, la Franco-Algérienne de 31 ans a même été comparée à Brigitte Bardot et Sophia Loren pour sa performance troublante dans le sublime et troublant Une fille facile (2019) de Rebecca Zlotowski. La comédienne, qui vit depuis 8 ans à Londres, prouve une nouvelle fois son don pour le métier d’actrice dans l’émouvant L’air de la mer rend libre de Nadir Moknèche. Un film en salle ce mercredi 4 octobre qui conte l’histoire d’un mariage arrangé entre un jeune homme homosexuel et une jeune femme déçue par l’amour. L’occasion de parler avec Zahia de cinéma, de liberté, du mythe du couple parfait et des jugements hâtifs qui continuent de peser sur les femmes.
Interview de l’actrice Zahia Dehar, à l’affiche du film L’air de la mer rend libre
Numéro : Qu’est-ce qui vous a plu dans L’air de la mer rend libre ?
Zahia Dehar : Premièrement le réalisateur, Nadir Moknèche. J’ai toujours été une grande fan de ses films. Durant mon adolescence, j’ai vu ses films, et j’ai rêvé et dansé devant devant eux. J’ai toujours aimé sa manière de mettre en scène les femmes arabes. Il montre des Arabes avec une sexualité complètement libérée et je trouve ça bien et important de représenter ça.
Vous incarnez Fariza, une femme amie qui se lie d’amitié avec l’héroïne du film Hadjira, prisonnière d’un mariage arrangé…
Oui, Fariza est une femme heureuse d’être en couple et qui dégage, avec son mari, l’image d’un couple parfait, à l’opposé du mariage arrangé de Hadjira et Saïd. Fariza essaie d’aider Hadjira à traverser sa situation difficile et à s’ouvrir sur le monde en lui montrant qu’elle peut travailler et se plaire dans la ville de Rennes. J’aime beaucoup ce personnage parce qu’il signifie que des femmes peuvent aller vers d’autres femmes pour leur dévoiler d’autres possibilités, d’autres chemins de vie. Et ainsi leur prouver qu’elles n’ont pas à baisser les bras et à se satisfaire de ce que le sort leur a réservé.
Avez-vous des points communs avec Fariza ?
J’ai puisé en moi pour trouver des émotions qui pouvaient m’aider à me connecter avec ce personnage et son histoire. Par contre, je n’ai jamais connu le fait d’être dans un couple heureux et fier. Ça a toujours été assez étranger pour moi et mystérieux cette idée-là du couple. C’était amusant et intéressant de voir ce que ça fait que d’entrer dans une telle relation et de mener une telle vie.
« On n’a pas à attendre d’être validées par des hommes pour pouvoir avancer. » Zahia Dehar
Vous êtes née en Algérie et êtes arrivée en France à l’âge de 10 ans. Est-ce que le mariage arrangé de Saïd et Hadjira, c’est le genre d’histoire dont vous avez entendu parler dans votre enfance ?
Oui, tout à fait. Déjà, le mariage de ma grand-mère était arrangé, tout comme celui de ma mère. Ma mère et mon père n’ont pas pris le temps de se connaître. Ils pouvaient se convenir sur le papier, alors ils se sont mariés. À cette époque, dès qu’un femme et un homme aux profils étaient apparemment compatibles, il fallait qu’ils s’aiment, forment un couple, un foyer et surtout fassent des enfants. Car, pour les anciennes générations (et ça existe d’ailleurs encore), ne pas mener ce genre de vie était considéré comme pas convenable et très étrange. Ce que je retiens des mariages de ma mère et de ma grand-mère, qui ont toutes les deux divorcé, c’est que cela crée des dommages collatéraux. Ces couples divorcent et les enfants sont malheureux, tout comme les parents. Finalement, ils auraient préféré avoir une autre vie. Mais ma mère – comme ma grand-mère – qui a divorcé à une époque où ça ne se faisait pas du tout – m’a influencée et m’a toujours confortée dans mes choix de vie. Elle ne m’a jamais jugée et a toujours été en quête de liberté. Je suis fière de l’avoir eu comme modèle.
Vous sentez-vous libre ?
Oui, je me sens libre mais il y a quand même ces jugements, qui restent assez présents car liées à des idéologies ancrées depuis des siècles dans nos sociétés. Quand on prend notre liberté, on en paye le prix. Ce n’est jamais gratuit. Mais en fin de compte, je me dis qu’entre payer ce prix-là, et ma liberté, je préfère ma liberté. Quitte à avoir l’étiquette de la « fille facile » collée à moi et à me situer dans la mauvaise case, selon la société. Pour toutes les femmes, c’est la même chose, même de nos jours. Qu’elles se soient prostituées ou pas. Dès que l’on revendique une liberté totale, on est estampillées « mauvaises filles ».
Les mentalités ont beaucoup évolué sur certains sujets. Mais est-ce que le monde a vraiment changé pour toi ?
Pour être honnête, je trouve qu’on évolue sur tout sauf sur le slut-shaming et la putophobie (stigmatisation des travailleuses du sexe, ndlr). C’est la discrimination que je vis et à laquelle je suis toujours soumise, même si beaucoup de personnes se fichent complètement de mon passé et m’apprécient pour qui je suis. Même si je le subis peut-être moins que d’autres femmes parce que j’ai fait d’autres choses après, je sens que ça reste en filigrane. Je sens toujours cette aigreur et cette haine envers le corps de la femme. On nous taxe vite de « femme légère », « de mauvaise vie ». Les femmes n’en parlent pas non plus. Or c’est aussi à nous, en tant que femmes, de dire : « Ça suffit. Je n’ai pas peur d’être traitée de pute ou de salope, en fonction de mes actions, parce qu’un homme lui n’a pas peur d’être traité comme un goujat, parce qu’il saute sur tout ce qui bouge. » On n’a pas à attendre d’être validées par des hommes pour pouvoir avancer. C’est à nous de faire le choix de ne plus être effrayées par ces étiquettes.
Jusqu’ici, vous avez incarné des femmes décomplexées, un peu en dehors des questions de morale…
J’aime l’idée que ce genre de rôles viennent à moi et le fait d’incarner des femmes que j’admire. Mais ça ne me dérangerait pas de jouer un personnage totalement opposé à l’image que je renvoie. Même si dans Une fille facile, en dehors de la liberté qu’on a en commun avec mon personnage et des jugements faciles posés sur nous, nos parcours sont différents.
« Je ne comprends pas pourquoi le corps d’une femme attise autant de haine et de mépris. » Zahia Dehar
Vous jouez dans la série Escort boys, qui sera disponible sur Prime Video. Était-ce une façon de faire un clin d’œil à la façon dont on vous a connue, en 2010 ?
Oui, c’était ce que le réalisateur de la série Escort Boys, Ruben Alvès, souhaitait : faire un clin d’œil à mon passé d’escort. L’apparition est assez drôle car les rôles sont échangés : je joue la cliente d’un escort boy. J’ai adoré cette idée. C’est bien d’inverser les rôles. Et c’est important de montrer que les hommes escorts ça existe. Et d’ailleurs, tant mieux que ça existe. Pourquoi seulement les hommes pourraient-ils faire appel à des escorts, et pas les femmes ? Les femmes ont aussi le droit de payer pour cela, si elles le désirent.
En quoi jouer dans Une fille facile (2019) de Rebecca Zlotowski, un film acclamé par la critique, a-t-il changé votre vie ?
C’était un vrai défi. Sans parler de l’impact qu’il a pu avoir sur les gens, c’est un véritable accomplissement personnel. J’ai toujours eu beaucoup d’admiration pour le cinéma. Je regarde des tonnes de films depuis que je suis enfant. Pouvoir faire partie, à mon échelle, grâce à ce film, du septième art, c’était un très beau cadeau. Ça m’a fait du bien.
Quel genre de films aimez vous ?
J’aime les vieux films. Mon film fétiche, c’est Cet obscur objet du désir de Luis Buñuel, un cinéaste dont je suis fan. J’ai vu tous les films. J’adore aussi un film muet chinois incroyable des années 30 qui s’appelle La Divine, réalisé par Wu Yonggang. (Il raconte l’histoire d’une jeune mère qui se prostitue et qui rencontre un chef de la pègre et un directeur d’école puritain, ndlr). Je l’ai vu, projeté à la Cinémathèque avec un orchestre qui jouait par-dessus, c’était magnifique. C’est un film très cher à mon cœur car il dénonce une certaine discrimination envers les femmes, vite jugées bonnes ou mauvaises. Cela a déjà été dénoncé dans les années 30, mais on se rend compte que c’est toujours actuel et que les mentalités n’ont pas tant changé que ça. Je ne comprends pas pourquoi le corps d’une femme attise autant de haine et de mépris. Même en Europe… Que ce soit des jambes, un décolleté… Cette idéologie est si ancrée qu’elle m’agace.
« C’est important de parler de ses problèmes personnels, car si on n’en parle pas, ça crée une image parfaite qui contribue à complexer les femmes. » Zahia Dehar
En 2021, lors d’un live sur Instragram, vous lanciez un appel à l’aide, suite à une relation toxique et parlé d’une tentative de suicide. Allez-vous mieux aujourd’hui ?
Oui, je vais beaucoup mieux. J’ai compris ce qui se cachait derrière cette histoire, que ce n’était pas moi le problème. C’était lui le problème. J’étais tombée entre les mains d’un prédateur et il me fallait du temps pour me reconstruire psychologiquement. J’ai cru devenir folle suite à ces abus émotionnels. Toutes les peurs et l’anxiété qu’il a fait naître en moi commencent enfin à partir. Je trouve que c’est important de parler de ses problèmes personnels, car si on n’en parle pas, ça crée une image parfaite qui contribue à complexer les femmes. Je me disais à l’époque que je ne faisais sans doute pas tout ce qu’il fallait, et c’était d’ailleurs cet homme me faisait croire. Je restais toujours dans les mêmes schémas consistant à tenter de prouver des choses aux hommes.
Je crois que vous avez reçu beaucoup de messages, à ce moment-là, de personnes qui avaient traversé la même chose…
Oui, et je me dis que si je suis restée aussi longtemps dans une relation toxique, c’est peut-être en partie parce que je voyais beaucoup de femmes renvoyer l’image d’un couple parfait et de perfection tout court. Si j’avais su plus jeune que derrière les images parfaites de couples unis, il y avait des hommes qui poussaient les femmes à bout, et de nombreuses séquelles, violences et sacrifices cachés derrière, je ne serais peut-être pas restée aussi longtemps sous l’emprise d’un homme. Si j’avais eu conscience de l’envers du décor, je me serais peut-être remise en question plutôt à propos de cette relation. Il y en a assez de la perfection. Le cinéma contribue d’ailleurs à ces représentations. Combien de couples parfaits et d’hommes qui vous couvrent de cadeaux et de fleurs nous ont été montré dans des films ? La vraie vie, ce n’est pas ça. La vraie vie, ce sont des gens « schizophrènes » qui un jour vous aiment à la folie, et qui, le lendemain, oublient votre prénom et vous font croire que c’est vous le problème. Même quand ce n’est pas extrême, il y a très souvent des sacrifices de la part de la femme pour garder un homme. Et c’est majoritairement pas l’inverse. Même les femmes, entre elles, font croire qu’elles ont une vie parfaite et qu’elles ont trouvé le prince charmant. De manière générale, on sacralise trop le couple.
Vous êtes végétarienne et avez posé, en 2015, pour la People for the Ethical Treatment of Animals (PETA) dans une campagne qui disait : « Ayez un cœur, devenez végétarien« …
Oui c’est extrêmement important de contribuer à aider les autres, que l’on soit connu ou pas. Et j’aimerais à l’avenir, faire beaucoup plus. Il y a des personnes et des animaux qui sont dans des situations très vulnérables. Ça peut sembler idiot, dit comme ça, mais je ne comprends même pas qu’on n’ait pas envie d’aider ceux qui souffrent…
L’air de la mer rend libre (2023) de Nadir Moknèche, avec Zahia Dehar, Kenza Fortas et Youssouf Abi-Ayad, au cinéma le 4 octobre 2023.