27 sept 2021

Rencontre avec Julie Beaufils, la peintre qui réveille l’abstraction avec poésie et spiritualité

Elle pourrait bien être la fille spirituelle de Georgia O’Keeffe tant sa peinture oscille entre figuration et abstraction, inspirée par la richesse des paysages de l’Ouest américain et structurée par les lignes de l’horizon. Recluse dans son atelier parisien pendant les confinements, Julie Beaufils s’est attelée à une nouvelle série de toiles, entre panoramas abstraits et paysages spirituels.

Propos recueillis par Nicolas Trembley.

Julie Beaufils, “Sans titre” (2020). Photo : Aurélien Mole. Courtesy of the artist and Galerie Balice Hertling, Paris.

Après avoir voyagé autour du monde et passé beaucoup de temps aux États-Unis, Julie Beaufils revient d’une résidence organisée par l’artiste Laura Owens en partenariat avec Luma Arles. C’est dans son nouvel atelier parisien que nous l’avons interviewée. Ce lieu, dans lequel elle s’est isolée pendant le confinement, lui a permis de peindre une nouvelle série d’œuvres. Ces toiles aux tons doux, qui pourraient s’apparenter à des panoramas abstraits, se définissent plutôt comme des paysages spirituels. L’artiste s’intéresse à l’art ésotérique de l’Ouest californien et considère son travail sur la couleur et la matérialité de la peinture comme des représentations mentales. En parallèle, elle poursuit une série inspirée du jeu de tarot. Le confinement lui a également permis d’élaborer une exposition collective à la galerie Balice Hertling, qui regroupe ses amis artistes avec qui elle conversait de façon virtuelle pendant toute cette période. Intitulé The negative version of the official version of things, le projet pose la question du contemporain et d’une production qui peut également exister en dehors des réseaux officiels de visibilité.

 

Numéro : Quelle est votre formation ?
Julie Beaufils :
Juste après le lycée, j’ai intégré les Beaux-Arts de Paris. J’ai fait quelques stages dans la mode, puis j’ai étudié la littérature comparée à Paris-VII. Ensuite, je suis partie à Los Angeles pour entrer au MFA Art Program de l’USC Roski School of Art and Design. Je n’y suis restée qu’un an, car le programme a été modifié en cours d’année par l’administration, et ma bourse d’étude a été supprimée. J’ai donc choisi de partir, comme le reste des étudiants de ma promotion. Après cela, j’ai décidé de ne pas suivre d’autre formation.
 

 

De quelle façon le contexte dans lequel vous avez évolué vous a-t-il influencée ?
Pour avoir grandi dans les années 90, j’ai l’impression que, même si j’étais une enfant, mon cerveau s’est imbibé des courants esthétiques de cette époque. J’ai des souvenirs de nuits blanches passées devant les chaînes de clips musicaux. C’était addictif car ça ne s’arrêtait jamais. À ce moment-là, il y avait une fascination pour le Japon. Elle se ressentait dans les magazines de mode et de musique que je lisais, et elle se mêlait parfois aux influences grunge. Sur le même principe que les chaînes de clips, ingurgiter une multitude d’images était une addiction. Ce qui était stimulant, c’était la globalité des références qu’elles offraient. Avec, à l’époque, le boom mondial de la population, le développement d’Internet, la question de la fin des ressources naturelles et l’expression “world music” répétée sur les radios, je me souviens d’avoir pris conscience d’être sur une planète surpeuplée, ce qui était à la fois excitant et effrayant.

 

 

“Pour moi, la peinture est une façon de matérialiser les images, les pensées et les émotions qui nous traversent.”

 

 

Pour vous, que signifie être artiste, et à quel moment avez-vous fait ce choix ?
Pendant mon enfance, je n’ai jamais idéalisé la figure de l’artiste telle qu’elle était montrée dans les musées, mais je dessinais tout le temps et j’étais fascinée par la photo, les films, la mode, le design. Je crois qu’au début, on fait des choses parce qu’on en a besoin mentalement et physiquement, puis à un moment donné, il faut mettre un nom dessus pour faire des études et trouver une façon de gagner de l’argent. Pour moi, le dessin était un exutoire, j’ai donc choisi les Beaux-Arts. Aujourd’hui, dès que je remets en cause ce choix, je pense à la nécessité d’aller régulièrement à l’atelier.

Julie Beaufils, “Sans titre” (2020). Photo : Aurélien Mole. Courtesy of the artist and Galerie Balice Hertling, Paris.

Votre peinture oscille entre la figuration et l’abstraction. Comment opérez-vous le va-et-vient entre ces deux modes de représentation, et pourquoi ?
Pour moi, la peinture est une façon de matérialiser les images, les pensées et les émotions qui nous traversent. Elles apparaissent de façon illimitée, et elles peuvent parfois se résumer à une couleur ou à une forme. Donc il me paraît impossible, en peinture, de me limiter à la figuration ou à l’abstraction. Je trouve qu’une couleur peut avoir la même charge émotionnelle que le souvenir d’un endroit ou d’un objet familier.

 


Quelles sont les sources de vos images ?
Les principales sources proviennent des voyages que j’ai faits. En particulier les moments où l’environnement influe sur mon équilibre et où je me trouve déstabilisée, physiquement ou mentalement. Cela m’est arrivé durant des voyages en Asie, en Chine et à Hong Kong, puis en Amérique du Nord et du Sud, dans le désert et dans la forêt tropicale. La vidéo est aussi une source d’inspiration omniprésente, autant l’art vidéo que les films, les sitcoms ou les clips musicaux. Ce qui m’intéresse surtout, c’est la façon dont on se remémore certains passages.

 

“Les lignes qui structurent mes tableaux sont comme les lignes d’horizon de différents espaces.”

 


Vos toiles possèdent souvent différents espaces de représentation qui se juxtaposent. Que signifient-ils ?
Je m’attache aux souvenirs. Ce qui me captive, c’est la façon dont certaines images continuent à exister en nous, de manière fantomatique, tout en se mêlant aux nouvelles données que l’on reçoit tous les jours. Les lignes qui structurent mes tableaux sont comme les lignes d’horizon de différents espaces. Certains déjà visités, d’autres imaginaires. Au bout du compte, j’essaie de faire en sorte que la toile diffuse une atmosphère plutôt qu’elle ne représente quelque chose.


Travaillez-vous en série ou chaque peinture est-elle conçue de façon individuelle ?
Chaque peinture est travaillée seule, mais je présente souvent un groupe de tableaux. Ce que je définis comme une série, c’est plusieurs peintures réalisées au même moment, même si elles sont très différentes.

Julie Beaufils. Photo : Aurélien Mole. Courtesy of the artist and Galerie Balice Hertling, Paris.

Vous utilisez une palette de couleurs assez discrètes, pourquoi ce choix ?
Cela dépend des séries. Dans celle que j’ai faite au printemps 2020, les couleurs étaient vives. Quand les tons sont criards, j’ai l’impression d’en dire trop et que cela ne laisse pas le temps de s’attarder devant la peinture. J’utilise des couleurs diluées et en demi-teinte pour donner une impression de profondeur, pour que le regard soit happé vers l’intérieur du tableau plutôt qu’il ne rebondisse sur une couleur trop éblouissante.


Quelle est l’importance du dessin dans votre pratique ? Produisez-vous des esquisses avant de peindre ?
Je passe beaucoup de temps à dessiner. Pour moi, c’est la façon la plus rapide d’exprimer une idée. Certains dessins sont constitués de quelques traits. De façon générale, je les vois un peu comme la genèse de quelque chose en devenir. Parmi mes dessins, il y en a qui servent de base d’inspiration pour des tableaux, d’autres qui existent juste par eux-mêmes.

 


“Je cherche à changer la perception du temps qui s’écoule.”



Quelle est l’importance de l’agencement des toiles pour vos expositions ?
Après avoir regardé les tableaux au sein de l’environnement chargé de l’atelier pendant des mois, les placer sur un mur propre leur donne une autre ampleur. Chacun a une présence différente dans l’espace, certains existent en sourdine quand d’autres paraissent faire plus de bruit. Certains sont comme des blocs, d’autres ont une luminosité plus diffuse. J’aime bien l’idée que ces différentes vibrations créent un espace enveloppant dans le lieu d’exposition.


Quelles sont les thématiques particulières et récurrentes que vous souhaitez mettre en avant dans votre pratique ?
Je cherche à changer la perception du temps qui s’écoule. Le tableau a quelque chose d’immuable. À chaque fois qu’on le regarde, il est toujours dans le même présent. Aujourd’hui, dans notre monde, avoir du temps paraît un luxe. La couleur, dans ce qu’elle a d’insaisissable, offre un moment hors du temps, linéaire – même si ce n’est que soixante secondes. Elle influe sur nos humeurs et active nos corps de diverses manières. C’est ce genre d’expériences que j’aimerais rendre accessible lors d’une exposition. Je fais une différence entre le temps calculé, linéaire, et un temps plus émotionnel qui ne se décompte pas mais qui se ressent. Cette recherche est une ligne que suit mon travail depuis un moment.

Julie Beaufils. Photo : Aurélien Mole. Courtesy of the artist and Galerie Balice Hertling, Paris.

Quels sont les artistes qui vous influencent aujourd’hui ou qui vous ont influencée par le passé ?
Ce qui m’influence le plus aujourd’hui, ce sont les conversations que j’ai régulièrement avec mes amis. J’observe comment ils restent productifs pendant ce confinement et les moyens qu’on trouve pour continuer à se voir. Nos échanges sur ce qui nous manque depuis le début des restrictions m’inspirent, car cela montre ce qui est vital pour nous : rester en mouvement, danser ou sortir de chez soi sans but précis se sont révélés être des activités essentielles. Elles l’ont toujours été. Nous n’en avions juste pas autant conscience avant. Cela me ramène au corps et me pousse à ancrer ma pratique dans la matérialité. C’est ce que je fais à l’atelier à travers des procédés, en préparant les couleurs à base de pigments et en travaillant sur des formats plus grands qui me forcent à avoir des gestes plus amples et à me déplacer davantage dans l’espace.


Vous sentez-vous proche d’un groupe d’artistes, d’une scène spécifique ?
Je ne pense pas appartenir à une scène spécifique. Au contraire, j’aime bien naviguer dans des réseaux différents.