13 mar 2024

Ovidie nous parle de Valerie Solanas, la féministe radicale qui a tiré sur Warhol

La journaliste Ovidie dévoilera ce mercredi 20 mars 2024 sur Arte un documentaire percutant sur Valerie Solanas, l’intellectuelle féministe radicale qui a tiré sur Andy Warhol. Elle nous raconte comment la vie violente de l’Américaine (décédée en 1988) qui a écrit le brûlot SCUM Manifesto l’a poussée à commettre cet acte de rage.

propos recueillis par Violaine Schütz.

Le 3 juin 1968, Valerie Solanas entre dans la Factory et tire plusieurs coups de révolver sur Andy Warhol, qu’elle blesse grièvement. Elle gagne alors son fameux quart d’heure de célébrité, auparavant théorisé par le pape du pop art. Pour beaucoup de monde, Valerie Solanas se résume à cet acte criminel. Sauf que l’actrice américaine était aussi une auteure d’une intelligence rare, aux textes misandres très en avance sur leur temps.

 

Elle a publié le brûlot SCUM Manifesto (1967), réédité il y a peu en France. Un ouvrage coup de poing qui invite à « tailler les hommes en pièces« . Dans un documentaire puissant intitulé J’ai tiré sur Andy Warhol – SCUM Manifesto, diffusé sur arte.tv à partir du 20 mars 2024, la réalisatrice, écrivaine et journaliste Ovidie revient sur la vie difficile de Valerie Solanas.


Un parcours violent qui contient les germes de ses coups de feu envers l’artiste pop. L’Américaine a été battue par son grand-père, violée par son père et s’est prostituée avant d’être victime d’une hystérectomie non consentie à l’hôpital psychiatrique. Celle qui a été diplômée d’une licence de psychologie a aussi été manipulée par Andy Warhol, qui lui volait, selon elle, ses idées. L’artiste l’a fait jouée dans l’un de ses films en échange de 20 dollars et l’invitait fréquemment dans sa cour. Ovidie s’est confiée à Numéro sur cette pionnière qui a écrit des sentences aussi choc que « Nous en sommes là. Si les femmes ne se remuent pas le cul en vitesse, nous risquons de crever tous. »

 

L’interview d’Ovidie sur Valerie Solanas

 

Numéro : Comment est venue l’idée et l’envie de faire un documentaire sur Valerie Solanas ? 

Ovidie : Tout est parti d’un rêve. J’étais dans une salle de cinéma, la lumière s’est éteinte et sur l’écran, s’affichait le titre SCUM Manifesto et… Je me suis réveillée ! J’étais verte, j’avais hyper envie de voir ce film. Alors je l’ai fait. Valerie Solanas est un personnage à la fois connu et méconnu. Aux États-Unis, elle est avant tout la femme d’un fait divers. Elle est celle qui est entrée dans la Factory et a tiré sur Andy Warhol. En France, grâce à Delphine Seyrig et Carole Roussopoulos, on la connaît surtout pour son texte visionnaire, le SCUM Manifesto, écrit en 1967. Mais on ne connaît pas bien son histoire. J’ai eu envie de me plonger dans les archives pour raconter sa vie et son œuvre, les deux s’entrecroisant. 

 

En quoi ce documentaire entre en résonance avec le reste de votre carrière et de vos écrits ?

La plupart de mes films valorisent des personnages féminins forts. J’aime retracer leurs parcours, comprendre les évènements de leurs vies qui les ont conduites parfois tout droit vers le drame (la mort d’Eva-Marree Kullander Smith dans Là où les putains n’existent pas, le viol d’Emily Spanton dans Le Procès du 36). J’ai remarqué qu’on ne connaissait pas bien l’histoire de Valerie Solanas. Moi-même, avant de travailler sur ce film, je répétais bêtement des légendes urbaines que j’avais pu lire sur internet et qui pour la plupart sont complètement fausses. La plus célèbre légende étant qu’elle aurait tiré sur Andy Warhol à cause d’un manuscrit égaré, la faisant passer pour une déséquilibrée. Valerie Solanas était diablement intelligente. J’avais envie de rétablir une forme de vérité.

« On ne va pas se mentir ni tenter d’édulcorer la pensée de Valerie Solanas : elle rêvait d’un monde où les hommes n’existeraient plus. » Ovidie

 

Dans votre livre La chair est triste hélas (2023), vous parlez du côté aliénant du sexe hétéronormé. Chez Valerie Solanas, on voit que c’est le dégoût des hommes et du sexe avec eux qui l’amène à penser de manière aussi radicale…

On ne va pas se mentir ni tenter d’édulcorer la pensée de Valerie Solanas : elle rêvait d’un monde où les hommes n’existeraient plus. Envisagé comme ça, ça peut paraître horrible, mais en réalité quand on lit son manifeste en ayant bien en tête tous les multiples traumas qu’elle a subis, on peut la comprendre ! Car dans sa vie, les violences sexistes et sexuelles commencent très tôt. À 14 ans elle accouche d’un premier bébé dont on suppose qu’il serait le fruit d’un inceste. À 16 ans elle accouche d’un deuxième bébé d’un marin marié, qu’on lui échange contre la promesse d’un paiement de ses frais de scolarité. À New York, vivant dans une misère noire, elle a eu recours au travail du sexe, ce qui n’a fait qu’augmenter le dégoût vis-à-vis des hommes. Après l’attaque de la Factory, on l’a fait passer pour folle et on l’a internée dans un hôpital psychiatrique où elle a subi une hystérectomie non consentie… Bref, du point de vue de Valerie Solanas et au regard de toutes les violences subies, on peut comprendre qu’elle détestait les hommes. Alors que pourtant, elle avait quelques amis sincères dont l’anarchiste Ben Morea dont j’ai retrouvé la trace pour mon documentaire. Ces hommes-là, elle les appelait « les hommes auxiliaires », ce qu’on appellerait aujourd’hui des « alliés » ou « hommes déconstruits ».

 

Comment décririez-vous la relation de Solanas et Warhol ? Lui tirer dessus était une vengeance sur le fait qu’il l’ait utilisée…

Warhol avait fait bosser Solanas dans un film miteux réalisé par Paul Morrissey contre 20 dollars. Elle a longtemps cru que Warhol était « un homme auxiliaire ». Elle pensait qu’il s’intéressait réellement à elle et qu’il allait pouvoir l’aider à monter une pièce de théâtre qu’elle avait écrit et qui s’appelait Up Your Ass. Quand elle a fini par comprendre que Warhol ne l’aiderait jamais, elle s’est sentie trahie. Et c’est là qu’elle a commencé à mijoter cette attaque en se disant que la révolvérisation d’Andy Warhol allait la rendre célèbre et surtout rendre célèbre le SCUM Manifesto. Et de fait, elle avait raison, puisque si elle ne l’avait pas fait, l’éditeur Maurice Girodias n’aurait jamais publié son texte en catastrophe, immédiatement après son arrestation. Le texte serait resté dans un tiroir et aujourd’hui on ne serait même pas en train d’en parler. Warhol, en tant qu’individu, ne méritait absolument pas qu’on lui tire dessus. Mais ce n’est pas à l’individu qu’elle s’en est pris, c’est à ce qu’il représentait en tant que symbole. En clair, c’est le quart d’heure de célébrité retourné à l’envoyeur.   

« Une phrase de Valerie Solanas qui m’a marquée ? « Il faut avoir beaucoup baisé pour devenir anti-baise. » » Ovidie

 

 

Qu’est-ce qui vous touche le plus dans la vie de Valerie Solanas ?

Sa vie entière est une succession de traumas. Ce qui me fascine chez elle, c’est cette vivacité d’esprit et cette capacité à survivre. Elle subit l’horreur, elle survit à la misère et pourtant elle conserve ce panache et cet humour dans ses écrits.

 

SCUM Manifesto était très en avance sur pas mal de choses. Comment l’expliquez-vous ? 

Il y a des ovnis comme Valerie Solanas qui sont en avance sur leur temps, on ne sait pas par quel miracle. Elle parle de PMA avec 50 ans d’avance, par exemple. Et ce qu’elle a écrit a ouvert la voie à toutes nos réflexions actuelles. D’ailleurs on ne l’a jamais autant lue que depuis #MeToo ! Surtout que Valerie Solanas a grandi dans une petite ville du New Jersey où on ne valorisait pas spécialement l’accès à la culture et où devenir écrivaine n’était pas une option. Dès le milieu des années 50 dans une Amérique conservatrice, elle s’est revendiquée ouvertement lesbienne avec toute l’homophobie qui va avec. Valerie Solanas a écrit son manifeste avant même l’essor du mouvement féministe (elle n’utilise d’ailleurs jamais le terme féminisme). Elle a fait sa révolution toute seule. C’était une lutte armée sans troupe. 

 

Y-a-t-il une phrase ou une idée de SCUM Manifesto que vous trouvez particulièrement forte ?

« Il faut avoir beaucoup baisé pour devenir anti-baise. »

 

J’ai tiré sur Andy Warhol – SCUM Manifesto (2024) d’Ovidie, disponible le 20 mars sur arte.tv et sur la chaîne Arte le 27 mars 2024.