Cadavres et travestis : comment Weegee a photographié la face cachée de New York
Exposé jusqu’au 19 mai 2024 à la Fondation Henri Cartier-Bresson, le photographe Weegee (1899-1968) a documenté avec ferveur la face cachée du New York de l’entre-deux-guerres, entre meurtres, incendies et scandales
par Louise Menard.
Weegee à la Fondation Henri Cartier-Bresson : l’exposition d’un photographe incontournable
Corps ensanglantés sur le trottoir, accidents tragiques, incendies dévastateurs… Pendant des années, le photographe polonais Weegee (1899-1968), de son vrai nom Ascher Fellig, s’est attaché à montrer les événements sensationnels et parfois morbides qui ont fait battre le cœur de New York durant la période mouvementée de l’entre-deux-guerres. L’exposition “Weegee, Autopsie du Spectacle”, installée à la Fondation Henri Cartier-Bresson jusqu’au 19 mai 2024, invite à explorer, à travers des séries d’images peu connues et encore jamais montrées en France, sa pratique avant-gardiste d’un photojournalisme artistique et engagé.
Sillonnant les rues endormies de la ville à bord de sa Chevrolet, le coffre est bourré de matériel photographique et découvrant des scènes de crimes parfois même avant l’arrivée de la police, Weegee rend compte des événements tels qu’il les voit, retranscrivant l’agitation voire la violence d’une métropole en plein essor. Entre 1935 et 1945, son travail se centre autour des faits divers (accidents de voitures, scènes de crimes) qui deviennent sa principale source de revenus.
“Les meurtres et les incendies étaient mes deux meilleures ventes, mon pain et mon beurre.” – Weegee.
Après avoir réalisé ses premières images pour l’agence ACME Newspictures – qui inonde alors la presse quotidienne d’images d’actualité – Weegee devient photojournaliste indépendant. Ce nouveau statut lui permet de vendre ses clichés à tous les journaux de la ville, tout en restant le seul propriétaire de ses œuvres. Branché en permanence sur les lignes directes de la police, l’Américain parvient à être parmi les premiers sur les lieux d’incidents sordides ou tragiques (meurtres, accidents, noyades, incendies…) et se forge une certaine réputation dans le milieu.
À la suite du krach boursier de 1929 et dans le contexte de l’entre-deux-guerres, les nuits new-yorkaises sont souvent perturbées par des règlements de compte entre bandes rivales. Weegee développe alors une passion morbide pour la photographie de cadavres dont la presse tabloïd s’avère particulièrement friande. Dans ce milieu interlope où la noirceur des âmes se révèle, le photographe navigue de nuit, prêt à immortaliser en noir et blanc et avec ses flashs explosifs les silhouettes échouées sur les trottoirs de la ville. “Les meurtres et les incendies étaient mes deux meilleures ventes, mon pain et mon beurre”, déclarera d’ailleurs l’artiste.
Un photographe obsédé par la nuit et ses mystères
En atteste l’Homme arrêté pour travestissement (1939), cliché d’un homme en tenue féminine dévoilant ses jambes depuis une fourgonnette de police, Weegee pose aussi un regard amusé voire grinçant sur un New York caché, marqué par de nombreuses activités alors illégales. Considérant la nuit comme un théâtre idéal, il s’intéresse particulièrement aux tabous et aux travers de ses habitants, capturant fréquemment des nantis écumant les casinos de la ville ou encore des gens ivres errant dans les bars.
Grâce à l’usage d’un flash direct devenu l’une de ses signatures, l’Américain obtient des clichés dont l’aspect cru renforce bien souvent le tragique de la situation. En pleine période d’expansion architecturale de la ville, Weegee consacre notamment une série aux incendies qui ravagent régulièrement les bâtiments plus vétustes, montrant de façon spectaculaire la face sombre de cette hyperurbanisation. Sur une image de 1947 intitulée Incendie dans les combles, la fumée noire envahit tout le cadre et fait paraître les hommes minuscules, rendant la scène impressionnante.
Le photographe s’intéresse également aux visages des observateurs indiscrets qui, comme lui, se rendent sur les lieux de scandales ou de drames pour les voir de leurs propres yeux. Dans l’ouvrage Naked City publié en 1945 et qui contribue à faire de lui un professionnel renommé, il leur dédie même un chapitre entier intitulé “les curieux”. Suivant cette même logique, Weegee s’amuse aussi à photographier à son insu le public des salles de spectacle grâce à l’utilisation de filtres infrarouges. Homme endormi au cirque, amoureux enlacés au théâtre, enfants rêveurs au cinéma… Si le grain de ces scènes obscures confère aux sujets une aura presque spectrale, leur réalisation spontanée et discrète plaît beaucoup au photographe qui parvient à capter, comme il le dit, “les expressions naturelles des visages”.
La critique de la société du spectacle selon Weegee
Derrière leur apparent sensationnalisme, les clichés de Weegee révèlent toutefois une véritable critique sociale. Exposé à la Fondation Henri Cartier-Bresson, le cliché The Critic (1943) en est sans doute l’exemple le plus explicite, au point que son auteur le considère comme son chef-d’œuvre : deux femmes élégantes posent pour la caméra tandis qu’une troisième, vêtue de loques, les observe d’un œil malveillant. D’ordinaire adepte de la spontanéité, Weegee construit ici une photographie de A à Z, allant jusqu’à recadrer le tirage afin de supprimer des spectateurs sur le côté. Pour la réaliser, son assistant a dû aller chercher une femme ivre des quartiers populaires et l’emmener devant le Metropolitan Opera un soir de spectacle. Avec elle, Weegee a alors attendu la sortie de Mrs. George Washington Kavanaugh et Lady Decies, deux figures de la haute société, pour les immortaliser aux côtés de cette “intruse”.
Si le contraste entre les personnages est déjà marqué par le sourire en coin des deux bourgeoises et l’expression de dégoût de l’inconnue, il est d’autant plus accentué par le flash du photographe. En faisant ressortir la blancheur des fourrures et les rivières de diamants, en même temps qu’il assombrit encore les vêtements de la pauvre femme, l’éclat vient littéralement “mettre en lumière” ce que l’artiste cherche à dénoncer : la manifestation publique, voire ostentatoire, d’une supériorité sociale.
“Weegee, Autopsie du Spectacle”, exposition jusqu’au 19 mai 2024 à la Fondation Henri Cartier-Bresson, Paris 3e.