Dans l’intimité de Theaster Gates, star engagée de l’art contemporain
Figure célébrée de l’art contemporain, représenté par les plus grandes galeries, Theaster Gates n’en doit pas moins sa renommée à des œuvres réhabilitant les matériaux les plus humbles et puisant dans l’histoire des oubliés de la culture dominante. À Luma Arles, celui qui est aussi un activiste engagé propose l’une de ses expositions les plus autobiographiques, personnelles et émouvantes. Un magnifique chant d’amour à sa famille et aux valeurs qui l’ont porté. Numéro art l’a rencontré à Arles, et dans son atelier de Chicago.
propos recueillis par Thibaut Wychowanok.
portraits par Lyndon French.
Thibaut Wychowanok : L’exposition rend hommage au mouvement japonais Mingei et à son art populaire, à ses poteries et à ses céramiques notamment. De quelle manière vous a-t-il influencé ?
Theaster Gates : La question que pose Mingei est de savoir comment un peuple choisit de se représenter alors qu’il est confronté au pouvoir d’une culture dominante. [Émergeant dans les années 20 au Japon, les artistes Mingei travaillent à la revalorisation des objets de tous les jours et des artisanats locaux issus d’une longue tradition, en réaction à la modernité et à l’urbanisme grandissant]. J’y vois une connexion forte avec le mouvement Black is Beautiful. Quand vous êtes noir, la culture dominante blanche vous dit que vous devez lisser vos cheveux. Mais vous n’avez pas à le faire. Vous pouvez garder votre coupe afro. La culture dominante vous dit que vous devez porter un costume. Mais vous pouvez porter un dashiki [tunique originaire de l’Afrique de l’Ouest]. Au Japon, le monde des dominants voulait imposer des objets nouveaux, modernes. Certains l’ont refusé et ont répondu que les artisans japonais réalisaient déjà des objets depuis bien longtemps. La culture dominante vous explique que c’est en Allemagne ou en Italie qu’il faut aller chercher l’histoire d’un design de qualité. Mais, en réalité, de grandes choses existaient déjà à Taïwan, en Corée, au Japon et en Chine. Bien sûr, le mouvement Mingei se caractérise aussi par une forme de propagande, l’idée de défendre une culture locale face à une culture dominante. Mais je crois que ce type de propagande culturelle est nécessaire pour fortifier un peuple.
Quelle expérience personnelle avez-vous du Japon ?
À ma première visite du japon, en 2004, je me suis rendu directement à Tokoname, au sud de Nagoya, sur la péninsule du Chubu. Le lieu était idéal pour le transport maritime. Et si l’on ajoute à cela sa richesse en argile, cela explique le développement industriel fondé sur la production de tuyaux qu’on pouvait facilement envoyer par voie maritime dans tout le pays. Puis, en un sens, Tokoname a connu le même destin en termes de désindustrialisation que Détroit, Pittsburgh ou Chicago, des villes que je connais bien. Que j’aille à Tokoname, à Arimatsu ou à Gifu, je constate que ces villes et ces quartiers sont encore fiers de leur culture et de leurs savoir-faire, même si leur économie est en faillite. Tout cela m’est très familier.
Qu’y avez-vous appris en termes de création et d’artisanat ?
Depuis quelques années, je m’efforce de trouver la meilleure manière de manifester mon respect pour le temps que j’ai pu passer au Japon, et pour ce que j’y ai appris. Mais soyons clairs, dans mes œuvres je n’essaie jamais de plagier une certaine “japanité”. Entre 2004 et 2010, j’ai dû passer quatre ans là-bas. J’y restais en général six mois et je repartais. J’y retournais dès que j’avais assez d’économies. Je retrouvais alors ma famille d’accueil. C’est là que j’ai étudié la céramique et que j’ai compris que si, jusque-là, j’étais un potier disons correct – je pratiquais depuis plus de dix ans –, je n’étais en réalité pas bon. J’ai également pris conscience qu’il existait des traditions ancestrales. Je suis reparti de zéro et, aujourd’hui, j’ai intégré cet apprentissage dans ma pratique sculpturale.
Venons-en à vos pièces présentées à Luma Arles. Certaines font référence à votre apprentissage japonais, comme cette impressionnante poterie. L’autre est plus énigmatique. Vous avez créé une sorte de bibliothèque en bois pour accueillir des meules à affûter.
L’œuvre prend la forme d’une grille. Ces meules proviennent d’une entreprise qui affûtait les couteaux et ponçait les pierres. Mais ce métier est devenu obsolète et l’entreprise a fermé. Il ne reste que ces éléments, qui sont le résultat d’un formidable talent, ce même talent qui a rendu nos sols en terrazzo si magnifiques. Mais les hommes et les femmes qui détenaient ce savoir-faire n’étaient plus nécessaires. Ni leurs outils. Mais si je décidais d’en prendre soin, quelle pourrait être leur vie d’après? Cette sculpture est une démonstration que les objets ont davantage de vie qu’on ne le croit et peuvent être redéployés. Si je décide d’en prendre soin, ces objets peuvent être beaux. Et que peuvent-ils faire au-delà du fait d’être beaux? Je peux les activer. Je peux agir. Je peux les agir.
Cette approche spirituelle de l’objet renvoie également à la culture japonaise.
Il existe un mot en japonais pour désigner cela, l’esprit qui se niche dans une chose: kami. Le Japon est toujours marqué par l’animisme, et notamment par la croyance qu’une force divine, une énergie, réside dans chaque objet. Mais dans le shintoïsme, vous ne vous contentez pas de reconnaître cette puissance, vous travaillez à la protéger et à vivre en harmonie avec elle. Dans ma pratique, je m’applique justement à m’occuper de matériaux mis au rebut. Mon premier travail est de croire en eux, de les laver, et de les organiser.
Mais, dans vos œuvres, vous n’organisez pas seulement l’énergie des objets. Ces objets sont des symboles d’une histoire sociale et politique, de la désindustrialisation et du monde ouvrier. Je pense à la chaudière à goudron identique à celle que votre père utilisait…
Au sein de l’exposition, je l’appelle le Black Chariot. Mon père était couvreur. Il manipulait la chambre de chauffe et le réservoir de propane. J’étais très jeune quand j’ai commencé à l’aider sur les chantiers. C’était la manière qu’avait mon père de me faire comprendre la valeur de l’argent. Ce que cela voulait dire de pourvoir aux besoins de neuf enfants. Je devais bosser. À l’époque, cela me rendait fou de me lever les dimanches alors que mes amis s’amusaient. Mais aujourd’hui que mon père et ma mère nous ont quittés, je leur suis infiniment redevable. J’ai travaillé et j’ai pu voyager au Japon. Mon père m’a transmis l’envie de travailler dur. Cette chaudière à goudron est un mémorial dédié au labeur. La première chose dans le travail, ce sont les outils. C’est aussi pour cela qu’ils m’intéressent. Le monde est injuste et cruel, mais si vous développez un talent, et que vous avez les bons outils, vous pouvez survivre.
Cette notion de “travail”, de “labeur”, traverse toute l’exposition, qui semble tout autant marquée par votre histoire familiale.
Mon père était en mode survie. Il s’efforçait de protéger sa famille de la violence, du crack… Nous étions dans les années 80. Pour nous, le travail était une protection. On ne pouvait pas se permettre d’être paresseux. Car la paresse détruit tout. Aujourd’hui, je m’autorise parfois un peu de repos, en allant au sauna par exemple, mais c’est très récent. Et à chaque fois je ne peux m’empêcher de me sentir coupable. Surtout, le travail est la chose qui nous unit profondément à l’humanité, à notre humanité.
Enfant, quels rapports aviez-vous avec vos parents ?
Quand mon père était dur, ma mère était avisée. Quand mon père était occupé, ma mère était forte. Quand mon père ne pardonnait aucune erreur, ma mère était aimante. Et inversement. Comme je l’ai dit, nous étions neuf enfants, et mes parents étaient obligés de jouer différents rôles. Un jour, l’un était un dieu violent, l’autre un dieu aimant. Ou un dieu d’abondance. Je me souviens qu’enfant ma nièce a demandé à jouer avec ma console de jeu Atari. Mais je ne voulais pas la partager. Alors ma mère l’a simplement offerte à ma nièce, pour toujours. La leçon était claire: les gens égoïstes perdent. Je suis à un moment de ma vie artistique où je réfléchis de plus en plus à ces leçons de mon père et de ma mère. Peu importe la pièce que je crée, elle reflète toujours à quel point ils ont été bons avec moi. Cela a peut-être quelque chose à voir avec une religion, ma propre religion.
La sculpture de la Madone que vous exposez est-elle un hommage à votre mère ?
Oui, totalement. Il s’agit de la reproduction à taille humaine d’un tout petit porte-clés qui, à force de rester dans ma poche, s’était abîmé. Le bras de Jésus était tombé. J’avais l’habitude de caresser la tête de la Vierge dans ma poche… et elle semblait s’en accommoder silencieusement. Mais le porte-clés s’est cassé. Et Jésus, en un sens, n’était plus utile. Comme un garçon inutile sur les genoux de sa mère. La Madone tient le monde dans une main, prenant soin de lui et de Jésus sur ses genoux, comme la promesse d’un avenir meilleur. Ma mère. On peut faire de l’art à propos de beaucoup de choses, mais, à 50 ans, j’ai pour ma part besoin de me tourner vers moi-même et mon histoire. L’origine de la personne que je suis, de mon histoire, quand la religion et ma mère étaient liées. Si j’ai compris Dieu, c’est uniquement grâce à ma mère. Ce n’est pas à travers une quelconque doctrine ni à l’aide du sermon d’un prêtre. Ma mère incarnait l’amour. Toute l’exposition est construite autour de quatre œuvres placées aux quatre points cardinaux de l’espace: l’amour et la foi avec ma mère, l’excellence d’un savoir-faire et le sacré au cœur de l’objet avec les meules, le mémorial au travail et au labeur avec mon père, et enfin une certaine manière d’honorer le passé avec la céramique.
Au sein de l’exposition, vous présentez également deux vidéos, Oh the Wind et Art Histories. Que montrent-elles ?
Avec Oh the Wind, je chante a cappella dans une ancienne usine de briques du Montana. J’avance dans cet espace industriel où le vent s’engouffre… Je chante Oh the Wind à la manière d’un blues. Le Montana est une région sauvage, de cow-boys et de Blancs. En traversant l’usine, j’essaie d’y trouver une place pour mes céramiques, mon identité noire, ma chanson. La vidéo est un hommage au céramiste moderniste Peter Voulkos qui a fondé cet endroit, Archie Bray, dans le Montana. C’était un fumeur et un buveur invétéré. J’essaie de réconcilier sa solitude avec l’immensité des paysages. Dans ce lieu spirituel, abandonné. Présenté ce film dans un ancien hangar industriel d’Arles prend tout son sens, comme si ce monde industriel se réveillait à nouveau. Avec la vidéo Art Histories, je tente d’y créer une narration visuelle de ma vie à partir d’images provenant de sources diverses. Cela raconte une histoire de l’art qui va des peintures rupestres et se prolonge jusqu’aux parchemins chinois du xve siècle et notre modernité, en passant par l’Égypte et les débuts de la perspective.
Et vous avez bien sûr la Renaissance, avec l’homme blanc qui découvre cette même perspective mille cinq cents ans plus tard et déclare l’inventer. Et l’on y voit comment l’identité noire a perpétuellement été supprimée: ce qu’ont fait les Romains en Égypte, par exemple. On peut y voir également un commentaire sur l’art contemporain. La vidéo exprime aussi le fait que si l’on veut vivre pleinement sa vie artistique, il faut avaler toute cette histoire, la dévorer entièrement. Je veux connaître Picasso. Je veux savoir ce qu’il lisait, ce qu’il pensait, les personnes à qui il parlait. Et pas seulement le critiquer parce qu’il a volé des choses à l’Afrique. C’est vrai, bien sûr. Mais j’ai également besoin de connaître la manière dont il consommait les images et naviguait à travers les traditions… J’ai envie de tout savoir.
Theaster Gates: Min – Mon Luma, Arles. Jusqu’au 5 novembre.