Thomas Houseago: behind the scenes of his exhibition in Paris
Depuis les années 90, l’artiste britannique s’est définitivement imposé dans le cercle des grands sculpteurs contemporains. De monumentalité, il en est partout question dans son œuvre : immenses figures humaines, sculptures hybrides imposantes, ensembles architecturaux immersifs… À l’occasion de la première rétrospective française que lui consacre le musée d’Art moderne de la Ville de Paris, l’écrivaine américaine Evgenia Citkowitz s’est entretenue avec l’artiste à Los Angeles, où il s’est installé. Rencontre.
Portfolio par Muna El Fituri.
Propos recueillis par Evgenia Citkowitz.
Portfolio by Muna El Fituri.
Interview by Evgenia Citkowitz.
Evgenia Citkowitz : Étudiant, vous plongiez déjà dans l’argile, dans une sorte de lutte qui constituait l’événement principal de votre œuvre. Aujourd’hui, ce combat est plutôt devenu une forme de rituel dans votre processus de création. Cela ne transparaît d’ailleurs pas nécessairement dans l’œuvre achevée.
Thomas Houseago : Mes premières vraies œuvres, je les ai réalisées à 18 ou 19 ans, quand j’étais au Jacob Kramer College of Arts de Leeds [aujourd’hui le Leeds College of Art and Design]. J’ai commencé par des performances, qui impliquaient de brûler des trucs, sauter dessus, m’en recouvrir entièrement. Souvent, elles aboutissaient à des objets, à la naissance de choses matérielles. D’une certaine façon, il s’agissait d’actions qui nécessitaient des objets, eux-mêmes requé- rant des matériaux. Et à cette époque, j’envisageais véritablement mon corps comme l’un de ces matériaux. Mes premières sculptures étaient des “restes” de performances. Lorsque je suis parti à Londres, en 1991, je me suis davantage intéressé à une sculpture plus libre, et l’idée que la performance était une action nécessaire à sa réalisation est passée chez moi au second plan – même si cette idée ne m’a jamais quitté. Arrivé à Los Angeles, je me suis énormément investi dans l’objet sculptural en tant que tel, presque à en perdre la notion de mon propre corps. Toutes mes actions tendaient de façon quasi compulsive vers un seul but : celui de fabriquer des objets.
Votre sculpture Cast Studio [Atelier de plâtre], présentée au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, évoque un paysage primitif, archaïque. Une sorte de protothéâtre aussi : des chaises ossifiées attendent le visiteur, une plate-forme noueuse se soulève pour former une sorte de scène, cette tranchée profonde pourrait être celle d’une place forte, d’un lieu de repos ou d’incarcération. Votre compagne, Muna El Fituri, a documenté votre processus créatif dans une incroyable série de photographies et de films où l’on vous voit tomber, vous colleter avec l’argile, relâcher son étreinte, pour finalement la soumettre à coups de poing. Quelles sont les origines de Cast Studio ?
L’œuvre représente à la fois un saut dans le passé et une avancée. Elle trouve son origine dans mes premiers contacts avec les maté- riaux : jouer dans un bac à sable, ou avec de la boue, trouver de la terre glaise, confectionner des objets. À bien des égards, Cast Studioconstitue une sorte de régression, un retour vers ces premières ex- périences haptiques, tactiles. Mais en même temps, c’est une œuvre qui parle de ce qui se passe dans ma vie actuellement. Ma collabo- ration avec Muna est nettement plus aboutie dans cette pièce. Lorsque je l’ai rencontrée, nous avons commencé à collaborer de façon très étroite. Nous nous sommes mis à nous observer de près. Je me suis de nouveau intéressé aux actions qui entourent l’objet – à la nature de l’atelier, ceux qui y entrent, mes méthodes de travail, le type de gestes nécessaires à ce travail. À bien des égards, cette idée de filmer et de photographier le processus de création de la sculpture, qui allait devenir la pièce finale, est née du dialogue que Muna et moi entretenions depuis des années. Muna travaillait à ses propres pho- tographies dans l’atelier, m’observait, documentait mon travail, et nous discutions ensemble pour comprendre d’où venait l’œuvre, où allaient se loger certaines obsessions ou certains maniérismes. En un sens, Cast Studio est né de ces discussions. Cette œuvre exprime ma conception actuelle de ce qu’est la sculpture, la façon dont l’œuvre interagit avec ceux qui la regardent – le fait qu’en réalité, une sculpture est le lieu de rencontre de beaucoup d’autres choses. C’est le reflet, en plus grand, de l’idée même de l’atelier, ce que je voudrais que mon lieu de travail puisse être : ce genre de communauté qui existe dans ma vie aujourd’hui, qui fait partie de mon lieu de création. C’est aussi une façon de traiter les données de ma propre expérience somatique, l’expérience de mon corps.
Vous avez fait appel pour Cast Sudio à votre famille [Abe et Bea Houseago] et vos amis [les artistes Karon Davis, David Hockney, J.-P. Gonçalves de Lima, Lorna Simpson, Marco Perego, le cinéaste Florian Henckel von Donnersmarck, la juriste Christiane Asschenfeldt, les curateurs et directeurs de musées Caroline Bourgeois, Fabrice Hergott, Olivia Gaultier-Jeanroy, Michael Govan, les musiciens Flea, Kamasi et Rickey Washington, Arrietta Woods, les acteurs Brad Pitt, Zoe Saldana, Julian Sands, la poétesse Robin Coste Lewis…] dont vous avez recueilli les réactions.
À mesure que nous avancions, Muna et moi, je me suis mis à examiner ses clichés. Je me suis vite rendu compte que ces images étaient très puissantes, chargées de références, de résonance. Elles ont commencé à faire avancer l’œuvre et en quelque sorte à en prendre le contrôle. Je me mettais parfois à agir en réponse aux photographies de Muna. À certains moments, elle me dirigeait, à d’autres, c’était moi qui lui demandais de me photographier d’une certaine façon. À travers ces rôles successifs (artiste et modèle, réalisateur et acteur, regardé et regardant, avec des instants de réelle intimité, d’autres où je jouais délibérément devant l’objectif, mais aussi des moments de labeur – l’acte physique de réalisation), il devenait clair que tout ces éléments faisaient partie intégrante de l’œuvre. J’ai pris conscience que certes, mon corps avait une réelle importance et que mes actions occupaient une place centrale, mais que l’idée-même de l’œuvre prenait le relais d’une manière étrange. Le vrai basculement, ça a été le jour où Karon Davis est passée me voir à l’atelier avec son fils, Moses. Soudain, Moses a sauté dans la sculpture et s’est mis, de façon totalement intuitive, à accomplir les gestes que j’avais faits moi-même peu de temps auparavant. Il voulait s’y enfouir. Il voulait s’élancer de la scène. Je crois que c’est à ce moment-là que j’ai compris que l’œuvre allait contenir davantage que mes propres gestes, davantage que mon seul corps, et plus que la dynamique que nous avions instaurée à deux avec Muna. J’ai commencé à m’éloigner de l’idée que j’en serai l’unique auteur et performeur. Au début de cette même année 2018, il m’était venu une première image. Le seul que j’avais imaginé intervenir dans cette œuvre, c’était Julian [Sands]. Je l’avais vu dans un film sur la Spiral Jetty [l’œuvre de land art de Robert Smithson réalisée en 1970 sur les bords du Great Salt Lake, dans l’Utah]. On le voyait marcher sur la jetée en spirale. Ça m’avait captivé. J’aime la présence physique de Julian, et ses affinités avec le Nord de l’Angleterre. C’est un homme du Yorkshire, comme moi, mais son énergie créatrice parcourt d’autres chemins. Lorsque le fils de mon amie a réalisé cette sorte de performance, j’ai eu envie que Julian prenne sa suite. Et lorsque cela s’est fait, je me suis rendu compte que ce performeur, cette personne qui entre en scène, va transformer l’œuvre, modifier mon travail, y laisser son empreinte, ou bien en bouleverser le sens. Il y avait quelque chose de très émouvant dans cette idée que la sculpture puisse être davantage qu’un simple objet, davantage que les photos que Muna avait prises de moi, que le film ou mes propres gestes – qu’elle devienne l’atelier tout entier, nos amis, tous ceux qui intervenaient dans et sur l’œuvre.
Vos visiteurs livrent-ils leurs propres variations?
Ce sont des amis aux personnalités complexes. J’aimais l’idée que cette sculpture soit un espace de création où ils pourraient apporter leur contribution, faire partie de l’œuvre. Ils étaient rapidement très à l’aise, prêts à montrer et explorer une certaine face d’eux-mêmes. Je voulais montrer que la sculpture, la musique, la poésie, la performance pouvaient converger, se répondre, pour donner quelque chose de riche et, d’une certaine façon, sans aucun équivalent.
Thomas Houseago, Almost Human, juqu’au 14 juillet, musée d’Art moderne de la Ville de Paris.
Evgenia Citkowitz: There’s always been a performative aspect to your work. In your student days you would wrestle and dive into clay, which was the main event. Now this might be a ritual part of your process, but it isn’t necessarily apparent in the finished work.
Thomas Houseago: My first real artworks, made at Jacob Kramer College of Art in Leeds when I was 18 or 19, were actually performances. During them, through certain actions such as burning things, jumping on things, or covering myself in things, things and objects would often end up being being made, so those were the kind of acts that needed objects, that needed materials. At that time, I saw my body as very much part of the material. My first sculptures were leftovers, if you like, from performances, and as time went on, when I went to London, in 1991, I became more interested in freestyling sculptures, and the idea that performance was an action needed to make them kind of moved into the background, but was always still there. Once in L.A., I completely lost myself to the sculptural object. I almost lost track of my body in that process, and my action was pretty much just the compulsive making of objects.
Your sculpture Cast Studio, which is being shown in Paris, evokes a primeval landscape that’s also prototheatre: ossified chairs wait for visitors; a gnarled mesa rises to form a stage; a dug-out trench could be a fort, a place of rest or of committal. Your partner, Muna El Fituri, has documented your process in a remarkable series of photographs and films where you fall, grapple, ease and pound the clay into submission. Could you tell me about the origins of Cast Studio?
It represents a return, and at the same time a move forward. Its roots are in my earliest experiences with materials: playing in the sandpit, finding clay and mud, making objects. In many ways the piece represents a kind of regression, but at the same time it’s about what’s happening in my life now. My collaboration with Muna is much more fully realized in this piece. When we first met, we worked closely together and began really looking at each other, looking at what we were doing. I became interested again in the actions around the objects, and in the nature of the studio – the people who came by, the way I work, the kind of actions needed to make it work. So in many ways, the idea of filming and photographing the making of the sculpture, which ended up being the final piece, was the result of the conversations that Muna and I had had for many years, about the fact that Muna was making her own photographs in the studio, and she was watching and documenting me, and we were discussing where the work came from, certain obsessions and mannerisms. To some extent, Cast Studio evolved out of these discussions. The piece embodies my current ideas about sculpture and how it interacts with viewers, with people, with an audience, that a sculpture is a forum for other things; it’s a reflection of a larger idea of a studio, what I want my studio to be – a kind of community that is in my life now that is part of the studio. It’s also processing things that came up in my own somatic experiences.
For Cast Studio you enlisted your family [Abe and Bea Houseago] and your friends [the artists Karon Davis, David Hockney, J.P. Gonçalves de Lima, Lorna Simpson, Marco Perego, the filmmaker Florian Henckel von Donnersmarck, the curators and museum directors Caroline Bourgeois, Fabrice Hergott, Olivia Gaultier-Jeanroy, Michael Govan, the musicians Flea, Kamasi and Rickey Washington, Arrietta Woods, the actors Brad Pitt, Zoe Saldana, Julian Sands, the poet Robin Coste Lewis, the lawyer Christiane Asschenfeldt] to respond to the piece.
Pretty quickly, as I progressed with Muna open-endedly photographing and filming, I started to review the photographs, and I saw that those images were powerful and had so many references and so much resonance. And so the images began to push and lead the piece, and I began to act, sometimes in ways where I was responding to the images that Muna had made. There were times when Muna was directing me, and there were times when I was directing Muna to photograph me a certain way. It started to become clear that all these roles – artist and model, director and actor, viewer and viewed, moments of real intimacy and moments of conscious acting, moments of labor (the literal physical action of making the piece) were part of the work itself. Once that started to happen, I began to realize that, yes my body was really important, and, yes the actions I was doing were central to it, but the piece began, in a weird way, to take over. That really started when Karon Davis came by with her son, Moses, and Moses intuitively and impulsively jumped into the piece and began to do a lot of the things I had been doing earlier in the making of it. He wanted to bury himself. He wanted to leap off the stage. That I think represented the full crossover moment when I understood that the piece would become more than me just acting in it, and more than just my body, and more than just my dynamic with Muna. So at that moment, I slowly began to move away from the notion of being the sole author, the sole performer. Earlier that year I’d had this image where the one person I really imagined acting in the piece was Julian [Sands]. I’d been struck by Julian in a film about Robert Smithson’s Spiral Jetty [a piece of land art from 1970], where he’s reading and walking on it. I also like Julian’s physicality and his being a Yorkshire man, like me – he comes from a similar place, but his creative energy flows in a different way. Once my friend’s son had “performed” in the piece, I quickly moved to wanting Julian to come in, and once that had happened, I realized that that performer, the person who comes in, transforms, changes, leaves an impression on, or affects the meaning of, the work, and there was something unbelievably moving about that idea – the sculpture could be more than just this object, more than just Muna’s film or photographs, and expand out into being the studio – our friends, people that performed. I wanted to show that sculpture, music, poetry, performance and all these different things could align, and that they could embrace one another, in a sense, to become something rich and, in a certain way, unique.
Thomas Houseago, Almost Human, until July 14, musée d’Art moderne de la Ville de Paris, France.