14 mar 2022

Rencontre avec la DJ et productrice Chloé: “À l’époque, on barrait les titres des vinyles pour cacher ce qu’on jouait…”

À l’occasion de la publication, sur le label Milan Records, de la BO du dernier film de Laurent Cantet Arthur Rambo et, sur son propre label, d’une autre pour le spectacle de danse contemporaine Counting Stars with you (musiques femmes) de Maud Le Pladec –, rencontre avec la DJ, productrice et compositrice de musique Chloé, icône de la musique électronique, ancienne résidente du club mythique lesbien parisien Le Pulp et auteure du dernier jingle de la radio France Culture.

Propos recueillis par Chloé Sarraméa.

Chloé par Alexandre de la Madeleine

Numéro : Depuis vos débuts, vous faites de la musique sous le nom de scène Chloé. Pourtant, sur les plateformes de streaming, vous avez récemment ajouté votre nom de famille, Thévenin, entre parenthèses. Pourquoi ?

Chloé : Dans les années 90, ce nom n’était pas beaucoup donné aux filles de mon âge. Mais aujourd’hui, il y a beaucoup trop de Chloé ! Je me suis donc retrouvée avec les morceaux des autres sur mes pages Apple Music ou Spotify. Quand je signe des BO, en revanche, je le fais avec mon prénom et mon nom de famille. Ça différencie mes projets en quelque sorte, mais que ce soit Chloé ou Chloé Thévenin m’est égal, c’est moi quoi ! [Rires]. 

 

À la fin des années 90, vous avez débuté en tant que DJ résidente au Pulp [club mythique féministe parisien] puis vous vous êtes fait connaître en tant que productrice. Avez-vous changé de job par lassitude ? Vous ne supportiez plus les nuits blanches ?

Au bout d’un moment, il y a eu un tournant : les DJ sont devenus producteurs. Moi ça m’a toujours fait marrer d’osciller entre les deux mondes. C’était un peu mon équilibre mental : à terme, vivre seulement la nuit n’est pas quelque chose de viable. 

 

Un DJ va-t-il parfois en soirée juste pour le plaisir ?

Bien sûr. Je sortais déjà avant de commencer la musique ! J’aimais bien aller dans les raves et dans les clubs, qui n’étaient pas nombreux à l’époque, comme le Palace et le Rex, où les programmations étaient un peu comme celles des raves : des soirées techno hardcore avec Manu le Malin par exemple. 

 

En 2001, vous avez donc produit et composé votre premier disque, Erosoft. En quoi votre musique s’est-elle démarquée du reste des propositions de musique électronique ?

J’ai toujours aimé les mélanges, comme mêler de l’électronique – techno et house – à différentes textures, notamment de l’ambient. En 2004, j’ai fait un atelier de création radiophonique avec la maison de la radio où j’avais carte blanche et accès aux archives de l’INA. J’ai trouvé une super thématique : le surréalisme. C’était pratique car c’était une manière de dire : “Je fais ce que je veux quand je veux avec ce que je veux”. J’ai donc créé un truc de quarante minutes complètement barré où j’ai ajouté ma voix et tous les bouts d’interview que j’avais. J’étais surprise de trouver, en cherchant parmi les archives sur le surréalisme, majoritairement des extraits avec des hommes. Il y avait très peu de femmes. Pourtant, c’étaient elles qui soutenaient et aidaient ces hommes.

Vous parlez d’une époque où la musique électronique était considérée comme une musique rare et subversive. Comment s’est-elle fait connaître ?

À l’époque, la seule façon de faire connaître cette musique, c’était soit d’acheter des vinyles soit d’aller écouter des DJ. Et à un moment donné, ça a complètement explosé, c’était un peu comme le punk, il y avait un vrai truc underground qui se passait. Tous se réunir comme ça autour d’un DJ, dans une même soirée, c’était quelque chose de totalement nouveau. Tout d’un coup, c’est devenu un phénomène. Moi-même, je ne comprenais pas pourquoi ce n’était pas plus connu avant. Ça me rendait dingue : je voyais qu’il se passait quelque chose mais je ne voyais pas pourquoi ça ne marchait pas. Et en même temps j’aimais bien ce truc un peu mystérieux… Maintenant, la musique électronique est partout. C’est comme si quelque chose qui était à moi ne m’appartenait plus.

 

Aujourd’hui, la techno semble tout irradier. N’avez-vous pas l’impression d’avoir gagné un combat ? 

À l’époque où la musique électronique n’était pas connue comme elle l’est aujourd’hui, elle était plutôt mal vue, les institutions lui tapaient dessus, les soirées n’ont jamais été vraiment subventionnées. Il y a eu pendant longtemps le milieu de la nuit d’un côté, et de l’autre, celui de la production musicale, qui ne se rencontraient pas vraiment. C’est moins le cas aujourd’hui. 

 

Qu’en est-il de la reconnaissance des institutions ?

Du chemin reste à faire : on continue de demander à ce que les cultures club soit reconnues au niveau du ministère de la Culture, et non, comme il a été précisé pendant le confinement, par le ministère de l’Intérieur. On va donner une Légion d’honneur à Laurent Garnier [en 2017] pour célébrer sa carrière – qui a d’ailleurs activement participé à populariser la musique électronique – mais pour rouvrir les clubs pendant le confinement, il faut aller parler au ministère de l’Intérieur… C’est très méprisant ! On fait partie de ces artistes qui font rayonner la musique électronique à l’international et on vient nous dire que ce n’est pas de la culture. C’est quand même incroyable ! Et ce problème est national. Même si la mairie de Paris a beaucoup fait, il n’y a pas assez de lieux dédiés à la culture club et le gouvernement a brillé par son absence et sa langue de bois…

 

En 2017, vous avez lancé votre propre label, Lumière Noire. Quelle a été votre motivation ?

Je voulais affirmer mon esthétique. En tant que DJ, je recevais beaucoup de démos, mais je les renvoyais vers d’autres labels… C’était parfois très frustrant. Monter mon label, c’était comme trouver une continuité à mon travail de DJ. Découvrir des artistes et les révéler au monde est un peu identique que de passer des disques : c’est à la fois un acte de transmission et un acte égoïste. On se dit : “C’est mon truc, c’est moi qui l’ai découvert !”. 

 

Vraiment ?

Chez le disquaire, il fallait attendre je ne sais pas combien de temps pour avoir un vinyle. Et aussi être les premiers arrivés ! Je viens de l’époque où on barrait les titres des vinyles pour ne pas montrer ce qu’on jouait…

Êtes-vous de ces DJ à qui l’on demande constamment de passer tel ou tel morceau lors d’un set ?

C’est rare. Avant, on me donnait des petits papiers. Maintenant, les gens me montrent leur téléphone. Mais je ne peux pas vraiment accepter : soit je n’ai pas le titre sur moi, soit je n’ai pas envie, car mon set est déjà construit. Et les gens ont du mal à formuler une phrase avec un sujet, un verbe et un complément à une personne qui se trouve à l’autre bout des platines ! Parfois, certains ont quand même de super bonnes idées.

 

L’un de vos titres a, je crois, une signification toute particulière pour vous. Il s’agit de The Dawn, paru sur l’album Endless Revisions (2017). Pouvez-vous me raconter sa genèse ?

J’avais commencé à enregistrer la voix de ma mère parce qu’elle avait une voix douce, avec son charmant accent anglais, mais sans imaginer un jour que je la mettrais dans un morceau. Elle souffrait de la maladie d’Alzheimer et faire ce morceau était une manière de garder une empreinte. C’est un titre autour du souvenir.

 

De nos jours, on rend beaucoup hommage aux artistes disparus. Cela va des remixs de leurs titres publiés par de jeunes artistes à la sortie d’albums posthumes. Quel est votre point de vue là-dessus ?

Je suis partagée. Parfois, la course à la nouveauté nous saoule, donc cette nostalgie fait du bien. C’est trop triste quand il n’y a pas d’hommage. Par exemple, je comprends que Pedro Winter ait envie de continuer à faire vivre ses grands amis DJ Mehdi [il lui a récemment rendu hommage dans un podcast diffusé sur Apple Music] et Philippe Zdar. J’étais tellement triste à sa mort… Tu as l’impression qu’une partie du passé s’en est allée, mais heureusement que son studio vit toujours [beaucoup d’artistes vont enregistrer dans le studio qu’il a fondé, Motorbass, dans le XVIIIe arrondissement de Paris]. J’ai connu ces hommes, ces artistes, c’étaient vraiment des crèmes. Donc je ne peux qu’avoir de la sympathie quand on parle d’eux. En ce moment, on rend aussi hommage à Sextoy, l’une des premières femmes DJ, décédée il y a vingt ans. C’est important de parler d’elle, surtout à une époque où on met les musiciennes de plus en plus en avant. Et les femmes tout court. Elle a été une grande résidente du Pulp, c’est d’ailleurs elle qui a trouvé le nom de la discothèque, et même si un documentaire lui a été consacré, on n’a jamais trop entendu parler d’elle… Pourtant, c’était une icône. Et elle est enterrée au Père Lachaise : c’est une star parmi les stars.

 

Les BO d’Arthur Rambo et Counting Stars with you (musiques femmes) de Chloé sont disponibles sur toutes les plateformes.