Rencontre avec Marina Satti, la chanteuse qui représente la Grèce à l’Eurovision 2024
La chanteuse, musicienne et actrice greco-soudanaise Marina Satti, 37 ans, puise dans les traditions sonores et les mythes de la Grèce et d’ailleurs pour produire une musique profondément actuelle et vivifiante. Alors que l’artiste d’Athènes représente son pays à l’Eurovision 2024, retour sur notre rencontre avec une artiste passionnante.
par Violaine Schütz.
La première fois qu’on a vu Marina Satti, elle dansait dans les rues vibrantes et colorées d’un quartier multiculturel d‘Athènes (sa ville) entourée d’une bande de filles aux chorégraphies aussi spontanées qu’irrésistibles. Son énergie solaire, sa façon de se mouvoir, à la fois nonchalante et sensuelle, et sa voix envoûtante, scandant des mots grecs comme s’il s’agissait d’une formule magique, étaient magnifiés par un long travelling rappelant autant le film La La Land (2016) qu’un clip des Spice Girls. Il s’agissait de la vidéo de Mantissa, sortie en 2017 et vue plus de 56 millions de fois.
Marina Satti, la chanteuse qui représente la Grèce à l’Eurovision 2024
Ce clip euphorisant retranscrit bien la puissance de Marina Satti, chanteuse, musicienne et actrice (vue au théâtre et dans des séries) greco-soudanaise que l’on compare souvent à Rosalía. L’artiste de 37 ans, qui a déjà sorti de multiples singles, parvient à mixer parfaitement la modernité d’une Urbaine vivant dans une ville cosmopolite, des textes sur l’émancipation féminine et des mythes, coutumes et histoires de la Grèce, antique et actuelle. Cette alchimie est le cœur de son premier album, Yenna (qui signifie naissance en grec), sorti en 2022. Et qui signe véritablement l’acte de naissance de Marina Satti en tant qu’artiste. Cette année, la chanteuse franchit encore un cap en représentant son pays à l‘Eurovision 2024, dont la finale aura lieu en Suède le 11 mai 2024.
Jusqu’ici, la Grecque a eu un parcours mouvementé. Passionnée de dessin et de chant dès l’enfance, elle a appris le piano à l’âge de 7 ans avant de se former vocalement auprès de professeurs émérites. Ont suivi des études d’architecture, d’art dramatique, de jazz mais aussi d’écriture musicale et de production au Berklee College of Music de Boston. Si Marina Satti regarde d’abord vers les États-Unis pour nourrir ses chansons et son image, c’est finalement en s’inspirant de l’esprit de communion des fêtes de villages et la ferveur des chœurs de femmes de son pays natal qu’elle va trouver sa voie.
On entend, dans son premier album, Yenna, des instruments typiques des Balkans, des sonorités orientales provenant de la Méditerranée mais aussi des accents pop et hip-hop occidentaux. La démarche de Marina Satti n’a rien de superficiel. L’artiste est allée enregistrer, dans une démarche quasi documentaire, des chants polyphoniques de l’Épire (une région des Balkans partagée entre la Grèce et l’Albanie), s’est imprégnée de rencontres faites dans les zones rurales et a assisté à de nombreuses célébrations crétoises. Résultat ? Il y a quelque de primitif, sauvage et bouleversant dans ses chansons qui expliquent pourquoi Marina Satti a réussi à cumuler des millions de vues avec son clip féministe Pali (2021). C’est cet engagement fort envers ses racines et cette fougue qu’on retrouve dans les propos passionnés de l’artiste.
L’interview de Marina Satti sur son album Yenna
Numéro : Vous avez déjà un long parcours artistique derrière vous, avec plusieurs singles et des rôles dans des séries et au théâtre. Votre album s’appelle Yenna, qui signifie « naissance » en grec. S’agit-il d’une renaissance ?
Marina Satti : Oui, tout à fait. Le cheminement a été long jusqu’à ce disque. Je suis passionnée par la musique depuis que je suis enfant, j’ai appris tôt le piano, puis des cours de chant classique comme de l’opéra, de jazz. Et puis mon parcours est complexe. Je suis née à Athènes d’un père soudanais, qui est noir et musulman et d’une mère crétoise et chrétienne. Puis j’ai grandi à Héraklion, une ville portuaire de Crète, dans un univers très multiculturel. Mais ado, j’ai essayé de cacher ces différentes identités. Quand tu es jeune, si tu ne ressembles pas aux gens qui sont autour de toi, tu n’es pas accepté, ni aimé. J’ai beaucoup écouté de musique américaine, et j’ai voulu avoir l’air occidentale pour avoir l’air cool. Il m’a fallu du temps pour trouver la force de dire : « Voici qui je suis, Grecque, avec un père originaire du Soudan. J’aime différentes cultures et je n’ai pas à ressembler à une Américaine pour être cool. » J’ai dû retourner vers mes racines, dans les zones rurales pour redécouvrir mon identité et mon histoire personnelle, ma vérité.
Est-ce que le fait de chanter en grec et de mettre en valeur des sonorités traditionnelles peut se voir comme un acte politique de votre part ?
Oui, en quelque sorte. Il y a tellement d’histoires intéressantes provenant de ma partie du monde qui n’ont pas été racontées à grande échelle et entendues. Et des images passionnantes qui n’ont pas été montrées. Quand je voyage, je me rends compte que les gens ont une image très cliché et touristique de la Grèce, qu’ils rattachent à Mykonos. Ils ne connaissent pas la vraie culture, qu’il y a ici, les liens purs et authentiques tissés par les Grecs. Même si je chante en grec, je veux arriver à communiquer avec le reste du monde. On parle beaucoup d’inclusivité ces jours-ci et je suis contente qu’on puisse faire entendre des projets qui ne soient pas chantés en anglais mais qui fonctionnent à l’international. C’est le cas de nombreux projets en espagnol mais aussi français.
« Le monde s’ouvre beaucoup ces derniers temps. Rien que dans la mode, on voit des corps et des couleurs de peau qui n’étaient pas représentés avant. » Marina Satti
À quels artistes pensez-vous ?
À Stromae, Christine and the Queens, Lous and the Yakuza que je trouve géniaux. Ils chantent en français mais parviennent à toucher les gens en dehors des frontières. Le monde s’ouvre beaucoup ces derniers temps. Rien que dans la mode, on voit des corps et des couleurs de peau qui n’étaient pas représentés avant. C’est motivant car je sais qu’on peut hacker le système pour proposer d’autres initiatives créatives, d’autres modèles, même si on vient d’endroits comme l’Algérie ou la Grèce. J’ai espoir que l’on puisse importer d’autres images, langages, cultures qui soient pertinents et compris. Et non pas vus comme des cultes.
Peut-on voir dans l’ADN multiculturel de votre musique un message politique d’unité qui serait une arme contre le racisme ?
J’aimerais qu’il en soit ainsi. Mon prof de chant et mentor, qui vient de Turquie, m’a dit un jour quelque chose qui m’a beaucoup touchée. Il est difficile de saisir les différences entre la musique turque, arabe et grecque. Elles ont beaucoup de choses en commun mais des détails sont propres à chaque musique. Mon prof m’expliquait que, d’après lui, c’est parce que l’histoire de la musique est plus ancienne que celle des frontières et de la définition des territoires. Les chants et les instruments étaient là avant que se constituent la Bulgarie ou la Turquie. Donc tout était connecté au départ. Je me sens par exemple très attirée par la musique turque et j’ai tourné l’un de mes clips dans ce pays. Mon album prend racine dans mon histoire personnelle mais il recoupe des dimensions sociales et politiques plus grandes que moi.
Comment vivez-vous ce qui se passe en ce moment en Ukraine ?
Ce qui me désole le plus c’est que nous sommes en 2022 et qu’on parle toujours de guerre et de personnes perdant leurs maisons, leurs jobs, leurs vies ainsi que de bombes. C’est un cycle infernal. Mon grand-père me racontait avoir fui avoir fui l’Asie mineure, région comprise entre la Méditerranée orientale, la mer Égée et la mer Noire qui correspond approximativement à la Turquie actuelle, en 1922. Il est arrivé en Grèce avec rien. Ils vivaient à douze personnes sous le toit, dormaient à plusieurs dans un lit, avec un pain pour tous par jour et dormaient dans les cimetières pour se protéger des attaques pendant la guerre greco-turque (qui a eu lieu de 1919 à 1922). C’est fou d’entendre les mêmes histoires aujourd’hui, alors que l’être humain, comme la technologie, est censé avoir évolué. Et on ne peut pas se couper de ce qui passe dans le monde. Très prosaïquement, on voit bien qu’après le début de la guerre en Ukraine, les prix ont augmenté dans d’autres pays et que certains produits sont venus à manquer. Tout est lié, dans un dialogue international qui impacte nos vies. On ne peut pas supprimer ça de son cœur, de son âme, de son esprit. Cela m’influence forcément, artistiquement comme humainement.
« L’identité de mon projet est d’être inspirée par les traditions et l’énergie des fêtes grecques mais aussi par la ville. » Marina Satti
Pouvez-vous nous parler du très beau clip de votre morceau Miraloi ?
Marina Satti : Miraloi est un mot grec qui signifie « complainte » en français. Cette chanson est une lamentation, un morceau que des femmes viennent chanter quand tu perds quelqu’un, et que tu le pleures. J’ai enregistré un groupe polyphonique de femmes âgées et d’hommes âgés pour chanter cette lamentation. On les entend dire : « Si tu n’as plus de terrain sur lequel marcher, d’eau à boire et que tu ne trouves pas le moyen de revenir, alors je me jetterais de la falaise vingt fois. » Ces paroles dramatiques ressemblent à celles des chansons traditionnelles. Miraloi clôt l’album et intervient après une berceuse. Dans la vie, il n’y a pas souvent de fin heureuse et je voulais coller à ce qu’est l’existence avec ce twist intervenant après la berceuse. Pour la vidéo, elle a été tournée en Grèce, dans les montagnes, et les femmes vêtues de noir qu’on voit sur la montagne font partie d’un chœur que j’ai fondé appelé Chorέs formé par 150 femmes.
Qui sont ces femmes ?
Des amies, des amies d’amies, que je considère aujourd’hui comme une famille. Chanter avec elles est devenu une activité importante dans ma vie. Ces 150 femmes âgées de 13 ans à 55 ans sont toutes différentes mais on a en commun notre identité féminine, notre amour pour la musique et le chant, des rêves mais aussi des insécurités. Me retrouver dans une communauté où il y a une polyphonie, non seulement des voix, mais aussi des idées, des caractères, m’inspire beaucoup. Même si on a des histoires et des backgrounds différents, on parvient à se connecter et à créer quelque chose d’artistique ensemble.
Dans cette vidéo, on voit aussi des hommes danser entre eux en vêtements traditionnels…
Oui, il y a des moments très bruts montrant, dans un style documentaire, des archives de vidéos d’hommes en train danser de manière traditionnelle car je voulais rendre hommage aux fêtes qui ont lieu dans mon pays. Pour moi, les traditions n’appartiennent pas au passé. Ce n’est pas quelque chose de vintage qui est en train de mourir. Les traditions sont vivaces, elles respirent encore et évoluent constamment. Ce sont des rencontres entre des personnes, notamment à la campagne, des gens qui se retrouvent pour vivre des choses ensemble. Dans les célébrations de mon pays, on danse, on interagit, on tombe amoureux. Je trouve beaucoup d’empowerment (« empuissantement ») dans cet aspect social. Avec cet album, je voulais rendre compte des vibrations païennes folles et des émotions intentes qu’on retrouve dans les banquets.
Et que signifie le moment du clip où un homme danse seul avec une voiture ?
L’identité de mon projet est d’être inspirée par les traditions et l’énergie des fêtes grecques mais aussi par la ville. En effet, je suis née en ville, à Athènes et j’y vis aujourd’hui. Et je suis très connectée à la culture occidentale. Voir cet homme, dans la vidéo, danser la Karsilamas (danse folklorique turque et grecque) avec une voiture, c’était une manière de symboliser ce que j’essaie de faire avec ma musique, mixer des éléments urbains aux racines. Créer des ponts. La première chanson de mon album, Yiati Pouli M’ (qui veut dire « Pourquoi petit oiseau ?« ) est une chanson traditionnelle. Elle raconte un dialogue avec un oiseau. Je lui demande : » Pourquoi, petit oiseau, tu ne peux plus chanter comme tu chantais avant ? » Et l’oiseau répond : » Comment pourrais-je chanter comme avant, on m’a coupé les ailes. » Cela signifie que quand on nous coupe de notre nid et qu’on perd ses racines, on ne peut plus être créatif.
Marina Satti représentera la Grèce lors de la finale de l’Eurovision qui aura lieu le 11 mai 2024 en Suède. En concert au Café de la danse, à Paris, le 14 juin 2024.