Pourquoi les femmes sont-elles les grandes oubliées de l’art abstrait ?
Le 23 février 2020, la galerie Thaddaeus Ropac inaugurait à Pantin sa nouvelle exposition “Dimensions of reality : Female Minimal”. Quatorze artistes du XXe siècle y sont présentées, qui toutes sont des femmes ayant évolué dans le champ de l’art abstrait. On trouve parmi elles Mary Miss, Rosemarie Castoro, ou encore Vera Molnar. Une exposition dont la thématique soulève une épineuse question : pourquoi la grande majorité de ces femmes a-t-elle si longtemps été oubliée de l’histoire de l’art?
Par Matthieu Jacquet.
De nombreuses femmes devront attendre plusieurs années – voire des décennies – après leur mort pour que leur travail soit reconnu à sa juste valeur.
Car en dépit du talent évident de nombreuses femmes artistes, leur position fut longtemps jugée moins crédible que celle des hommes en raison de leur genre. Là où la pratique artistique d’un homme était volontiers considérée comme une vocation à plein temps, celle d’une femme était souvent jugée comme un hobby subalterne, en marge de son activité professionnelle. Pour preuve, la plasticienne américaine Rosemarie Castoro vit par exemple un jour le galeriste Leo Castelli lui crier : “J’ai vu vos peintures, je croyais que vous étiez un garçon!”. Cet état de fait amène plusieurs artistes de l’abstraction à trouver des parades afin d’asseoir leur crédibilité. Aussi, là où Marlow Moss adoptait dans les années 20 un style à la garçonne de dandy androgyne avec cheveux courts plaqués en arrière et pantalon, la peintre américaine Corinne Michelle West s’est la décennie suivante résolue à utiliser un pseudonyme masculin, Michael West, afin d’asseoir sa légitimité dans son milieu. Si elle est aujourd’hui considérée comme l’une des pionnières de l’expressionnisme abstrait, son nom reste encore bien moins connu que ceux de ses homologues masculins. À l’instar de la peintre suédoise Hilma af Klint, précurseure de l’art abstrait en Occident, d’autres devront même attendre plusieurs années – voire des décennies – après leur mort pour que leur travail soit reconnu à sa juste valeur.
L’exemple du minimalisme : un mouvement commercial et américano-centré
De ses œuvres, on retient les matériaux industriels ou bruts tels que le béton, l’aluminium ou les néons, les lignes droites et perpendiculaires, les volumes géométriques décuplés à l’identique qui installent un nouveau rapport du spectateur à l’œuvre et à l’espace. De ses représentants, on retient une poignée de noms, toujours les mêmes, dont certains sont parmi les artistes les plus chers du marché : Carl Andre, Frank Stella, Dan Flavin, Tony Smith, Donald Judd, Sol LeWitt. Le minimalisme est l’un des mouvements les plus identifiables et incontestés de l’art du XXe siècle, tant ses caractéristiques et ses limites semblent précises. Dans la lignée de l’expressionnisme abstrait, qui marqua l’art occidental lors de la décennie précédente, le minimalisme favorise dès sa naissance dans les années 60 un nouveau monopole des artistes masculins. Mais au-delà du genre, le mouvement a également ancré une autre suprématie : celle des États-Unis, dont les œuvres incarnent l’industrialisation massive. Alors que le monde se trouve en pleine guerre froide, le marché de l’art commence à l’époque à se mondialiser et les artistes américains y occupent une place de choix, soutenue par leurs alliés européens.
L’expansion du marché de l’art laisse de nombreux artistes de côté, notamment ceux issus de régions comme l’Amérique du Sud.
Aux États-Unis, et particulièrement à New York à partir des années 50, on remarque également que les femmes artistes vendent beaucoup moins que les hommes et sont rarement représentées par des galeries. À la lumière du féminisme et de la révolution sexuelle de la fin des années 60, nombre d’entre elles divorcent ou choisissent de vivre célibataires pour se consacrer à leur pratique. “Dans le monde masculin hautement compétitif de la scène de New York, beaucoup considéraient comme incompatible le fait d’être à la fois artiste et mère”, explique Anke Kempkes. Par ailleurs, l’expansion du marché de l’art laisse de nombreux artistes de côté, notamment ceux issus de régions comme l’Amérique du Sud. Là-bas se développe tout particulièrement l’art concret, dans lequel les femmes artistes abondent : né en Suisse, le mouvement prend racine à Cuba et en Argentine dès la fin des années 40, tandis que le Brésil connaît la naissance du néoconcrétisme dans les années 50. Selon Anke Kempkes, l’expansion de ces mouvements et de leurs artistes à l’international est limitée par le contexte politique et l’engagement de leur pratique : considérée comme disruptive, la sculptrice colombienne Feliza Bursztyn fut par exemple “persécutée, contrainte à l’exil et mourut prématurément à Paris”, tandis que la concrétise cubaine Lolo Soldevilla “fut emprisonnée dès 1935 lorsqu’elle s’opposa à la dictature de Machado”, raconte la commissaire d’exposition.
Une solution pour sortir des catégories dominantes?
42 bâtons de bois brut taillés en pointe et de hauteur croissante disposés verticalement dessinent au sol la forme d’un carré. En 1977, l’artiste américaine Rosemarie Castoro imagine cette pièce dans laquelle elle se met en scène, accroupie, à la fois prisonnière et propriétaire de cet enclos. Beaver’s Trap, le nom de l’œuvre, exprime là toute son ambiguïté : signifiant “castor” en anglais, tout comme le nom de famille de l’artiste en italien, le terme “beaver” évoque également en argot le sexe féminin. À travers ce jeu de mots, l’œuvre devient donc la matérialisation d’un piège érotique métaphorique qui, par sa surface et ses proportions, se confronte directement au corps du spectateur. Comme plusieurs des autres artistes précitées, Rosemarie Castoro fut elle aussi dans l’ombre de ses confrères : épouse de l’artiste minimaliste Carl Andre, dont elle se sépare ensuite, mais également proche amie de Frank Stella, elle s’ancre dès les années 60 dans cette fameuse scène new-yorkaise minimaliste qu’elle subvertit de l’intérieur. De ce mouvement encadré par des constantes plastiques et conceptuelles fortes, l’artiste s’émancipe en investissant autant la peinture, la sculpture et l’installation que la poésie. “Ce qui a beaucoup décontenancé la réception de Rosemarie Castoro, c’est la diversité de ses travaux qui n’avaient rien à voir les uns et les autres et n’avaient pas vraiment de vocation commerciale”, analyse Pierre-Henri Foulon. Impossible, alors, de la circonscrire à un discours théorique général.
Bien plus que l’art figuratif, l’abstraction a longtemps donné l’illusion d’être un art non-genré, sans doute au vu de son formalisme, de sa rigueur mathématique ou tout simplement de son opacité sémantique ouvrant à une pluralité d’interprétations. Or, comme l’explique Anke Kempkes, “ à y regarder de plus près, les femmes artistes ont infusé de nombreuses interventions subtiles et dérivées dans le langage du formalisme et les genres abstraits, qui ont permis à leur travail de se démarquer, et reflétaient aussi les conditions spécifiques de leur vie et de la scène artistique de leur époque.” En émaillant ses œuvres de sous-entendus sexuels et de subtils éléments narratifs, Rosemarie Castoro est tout à fait représentative de la place des femmes dans l’art abstrait, celle d’artistes “qui ont eu à créer une avant-garde au sein même de l’avant-garde” . La solution pour analyser leurs pratiques serait donc de se libérer des catégories qui ont longtemps défini l’histoire de l’art, ce que mettent en place Anke Kempkes et Pierre-Henri Foulon en distinguant le “minimal” de “l’art minimal”. Désignant une création à partir d’un vocabulaire abstrait géométrique mais vaste, le premier terme permettrait ainsi d’englober des démarches dont les origines remontent jusqu’au Bauhaus puis se développeront dans le monde entier tout au long du XXe siècle, portées par un grand nombre de femmes.
Bien plus que l’art figuratif, l’abstraction a longtemps donné l’illusion d’être un art non-genré.
En 1971, la chercheuse américaine Linda Nochlin publie “Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes?”, essai qui marquera un véritable tournant dans l’histoire de l’art et braquera le projecteur sur la place qu’y occupèrent les artistes femmes en interrogeant les conditions de leur invisibilisation. Près de cinquante ans plus tard, il serait important de ne pas assimiler cette minorité invisible à une absence totale de pratique et de considération. Car l’histoire de l’art est avant tout une histoire de la réception et, comme le rappelle Pierre-Henri Foulon, plusieurs femmes artistes opéraient tout de même de leur vivant une certaine influence dans leur milieu : ce fut le cas de Mary Miss, d’Agnes Martin ou encore de Rosemarie Castoro, bien que son travail soit par la suite tombé dans l’oubli. Afin de comprendre la place des femmes dans l’art, il est donc nécessaire d’analyser les cas particuliers en gardant en tête que l’histoire fut longtemps, et majoritairement, écrite par des hommes. Déconstruire les discours aujourd’hui désuets permet de faire réémerger certaines pratiques qui, peut-être ou peut-être pas, retomberont à nouveau dans l’ombre. Pour l’heure, celles-ci peuvent au moins exister dans de nouveaux paradigmes définis à l’aune de nos regards neufs et conscients de ces jeux de pouvoirs. Après tout, comme le rappelle Anke Kempkes, Paul B. Preciado écrivit bien un jour que “les femmes artistes de l’avant-garde n’étaient les contemporaines de personnes”.
De Kasimir Malévitch à Donald Judd, de Vassily Kandinsky à Jackson Pollock, de Piet Mondrian à Mark Rothko… les plus célèbres figures de l’art abstrait au XXe siècle abondent dans les collections des musées du monde entier, autant que dans les publications papier et numériques. Face à ce quasi monopole masculin, une question émerge : où sont passées les femmes de l’art abstrait? Si certaines, à l’instar de Sonia Delaunay, Bridget Riley ou encore Barbara Hepworth, sont parvenues à faire inscrire leurs noms en gras dans les ouvrages d’histoire de l’art, pourquoi sont-elles encore si peu à connaître une notoriété équivalente? C’est à cette question que l’exposition “Dimensions of Reality : Female Minimal”, inaugurée à la galerie Thaddaeus Ropac-Pantin le 23 février et qui réouvrira normalement ses portes le 5 juin prochain, veut répondre. En présentant les œuvres abstraites de quatorze artistes femmes sur une période allant des années 1920 aux années 80, ses commissaires Anke Kempkes et Pierre-Henri Foulon proposent un versant de l’art moderne et contemporain composé de pratiques en marge des discours qui ont dominé son histoire. Un art dont l’impact sur les générations suivantes fut toutefois considérable. Alors, si l’abstraction possède aujourd’hui l’image d’un champ exclusivement masculin, peut-on y identifier ce qui a favorisé l’invisibilisation de ces femmes ?
L’art abstrait, un art masculin par essence?
En 1931, l’artiste britannique Marlow Moss opère une révolution dans l’esthétique stricte et géométrique qui définit la peinture du néoplasticisme : aux grilles orthogonales noires et blanches instituées par Piet Mondrian, elle introduit deux lignes parallèles qui traversent verticalement l’intégralité de la toile. Cette idée, le peintre néerlandais – dont elle est proche – lui emprunte un an plus tard. Très vite, il en sera considéré l’inventeur et, au fil des décennies, le nom de Marlow Moss s’effacera discrètement de l’histoire de l’art. Si révoltant que cet épisode puisse paraître, il n’en est pas moins typique de l’invisibilité de nombreuses femmes artistes, persistante au XXe siècle bien que celles-ci se fassent beaucoup plus présentes qu’auparavant dans la profession. En réalité, beaucoup restent dans l’ombre de figures masculines issues de leur entourage proche : dans un schéma analogue, la photographe Lucia Moholy, femme de László Moholy-Nagy, vit quant à elle bon nombre de ses clichés transformés par Walter Gropius en archives anonymes qui serviront à documenter l’histoire du Bauhaus. À ce jour encore, des artistes comme Sophie Taueber-Arp et Elaine de Kooning restent bien moins connue que leurs époux (Jean Arp et Willem de Kooning). Lee Krasner, elle aussi, fut longtemps éclipsée par son mari Jackson Pollock et ne commença à connaître la reconnaissance du milieu qu’à la mort de ce dernier en 1956, comme si ce trépas avait signé l’avènement de sa légitimité.