“À Cuba, il y avait des espions infiltrés dans l’équipe du film”, rencontre avec Olivier Assayas
En septembre dernier, le cinéaste français Olivier Assayas présentait à la Mostra de Venise son dix-huitième film, “Cuban Network”. Sorti en salle en décembre, le long-métrage aux allures de blockbuster sur un Cuba post-guerre froide revient sur les écrans ce mois-ci, en VOD.
Propos recueillis par Chloé Sarraméa.
Habitué aux films d'auteur intimistes, Olivier Assayas a grimé Juliette Binoche en intellectuelle peroxydée dans L'Heure d'été (2008), a capté l'essence de la jeunesse des années 70 (avec des acteurs amateurs) dans Après mai (2012) et a même embarqué Kristen Stewart sur un terrain glissant, celui du deuil et du flirt avec les esprits, dans Personal Shopper, prix de la mise en scène à Cannes en 2016. L'année dernière, le cinéaste français a présenté deux films dans les salles obscures: d'un côté, Doubles Vies (sorti en janvier 2019), une chronique sur le milieu de l'édition avec Juliette Binoche, Guillaume Canet et Vincent Macaigne, et, de l'autre, Cuban Network, un film d'action sur le Cuba des années 90, “tourné dans un pays où la logistique ne permet rien, sans avions, sans bateaux et sans drones”. Avec ce nouveau long-métrage, Olivier Assayas renoue avec le cinéma-spectacle qu'il proposait déjà dans Carlos (2010) – portrait en cinq heures du célèbre terroriste vénézuélien – et met en scène, dans un film d'action alambiqué qui tend à s'enliser, les complexes relations toxiques entre Cuba et les États-Unis. À l'occasion de la sortie du film en VOD, Numéro a rencontré un cinéaste de l'intime passé de la magie ordinaire au raté spectaculaire.
Numéro: Vous faites de la promotion pour la sortie de Cuban Network en VOD… C’est parce que votre film n’a pas assez bien marché en salle?
Olivier Assayas: Je suis très content de la réception du film. D’une certaine façon, je mesure la chance que j’ai eue: Cuban Network est l’un des rares des films sortis en France entre la période des grèves des transports et la fermeture des salles du fait de l’épidémie de Covid-19… Il y a donc eu un tout petit créneau où des films ont pu exister en salles, dont le mien fait partie. Et il a plutôt bien marché – voire très bien, par rapport au contexte.
Dans ce film – et c’est assez rare dans votre cinéma, à l’exception de Carlos (2010) – on retrouve des effets spéciaux, des avions, des explosions, des bateaux et des armes. Je suppose qu’il a coûté beaucoup d’argent…
C’est un film d’action tourné à Cuba avec des stars internationales [Penélope Cruz, Édgar Ramírez, Wagner Moura, Gael García Bernal]. Il coûte évidemment plus cher que Doubles Vies, tourné dans un appartement et trois cafés à Paris, mais, en réalité, Cuban Network à été tourné dans une économie de pénurie qui est celle de Cuba. Penélope Cruz a travaillé pour une rémunération inférieure à celle qu’elle demande d’habitude, du fait des difficultés de financement d’un film comme celui-là: il y a des enjeux politiques, et on essaie de faire un film qui soit au niveau de fabrication d’un certain cinéma américain à gros budget, mais avec les moyens du bord.
“Avec Cuban Network, mon côté ado attardé a pris le dessus: filmer des avions qui se tirent dessus, des mecs avec des mitraillettes…Je ne peux pas vous dire que je n’y prends pas un certain plaisir.”
Vous parliez de Doubles Vies, un film d’auteur à petit budget, sorti en France en janvier 2019. Vous avez tout de suite enchaîné avec le tournage de Cuban Network, un long-métrage grand public aux allures de blockbuster: vous souhaitiez vous détourner de votre public habituel, l’intelligentsia parisienne?
J’ai toujours bien aimé circuler de l’un à l’autre. Quand je fais Doubles Vies, j’ai l’argent dont j’ai besoin, je peux louer un appartement, j’ai les acteurs que je veux, je tourne vite… Je passe simplement du temps à écrire des scènes de dialogues très longues. Quand je fais un film comme Cuban Network, je me sens pauvre parce que je suis obligé d’inventer des solutions pour que le film ait l’air cher, qu’il soit fort visuellement, pour trouver les décors les plus impressionnants… Cuban Network est un film d’époque: il faut recréer les décors de Cuba, de Miami, fabriquer des scènes d’action avec beaucoup de figurants…
Dans ce film, on capte tout de même l’essence de votre cinéma: une mise en scène centrée sur les personnages et leur psyché, notamment celui d’Olga Salanueva, interprété par Penélope Cruz. Vous y ajoutez une dimension spectaculaire qui se rapproche du cinéma américain. Vous n’aviez pas l’impression de faire un film américain sur Cuba?
Quand je tournais le film, j’avais le sentiment de faire un film que les Américains n’auraient jamais pu faire, ils n’auraient pas eu le droit de tourner à Cuba! Hormis le fait qu’on ait attendu un an avant d’avoir l’autorisation de tourner, je sais qu’il y avait des espions dans l’équipe qui, par ailleurs, faisaient très bien leur boulot, mais rendaient des comptes à je ne sais qui le soir. Les téléphones étaient écoutés, les ordinateurs tracés… De toute façon, Cuban Network est un film polémique: je ne voulais pas faire un film que les Cubains de Miami allaient considérer comme mensonger et pro-castriste, mais, de la même manière, je ne voulais pas faire un film anti-castriste, car, aujourd’hui, ceux-là sont pro-Trump et même à la droite de l’extrême droite – ce qui n’est pas un endroit où je me situe politiquement. Pour être le plus juste possible, j’ai utilisé des documents d’époque, les travaux de journalistes, des travaux de recherche… Tout a été reconstitué à l’identique. Ce que j’aime au cinéma c’est filmer des acteurs, des émotions, des sentiments et reproduire une vérité humaine. Avec Cuban Network, mon côté ado attardé a pris le dessus: filmer des avions qui se tirent dessus, des mecs avec des mitraillettes… Je ne peux pas vous dire que je n’y prends pas un certain plaisir. C’est un peu des vacances! [rires]
Dans la vie, beaucoup de gens sont attirés par l’interdit, le sulfureux, l’incandescent… Au cinéma, c’est excitant pour vous de faire un film sur un pays dont les stigmates sont encore douloureux?
Il y a toujours quelque chose d’excitant à faire un truc interdit, que d’autres n’ont pas pu faire. Mais c’est aussi une manière de se mettre soi même dans un pétrin pas possible. Bien sûr, il y a des jours où je me demandais comment j’avais pu me retrouver là… On était très dépendants des fluctuations politiques : l'élection du président brésilien par exemple, et le fait que Jair Bolsonaro la remporte [en octobre 2018] a interrompu le commerce avec Cuba et stoppé certaines sources de revenus. Pendant le tournage, il y avait aussi des manifestations très violentes contre le régime de Nicolás Maduro – contre lequel Édgar Ramírez est si engagé qu’il a été obligé de quitter le Venezuela pour s’installer aux États-Unis… La crise vénézuélienne et l’état de misère dans lequel se trouve le pays ont fait basculer les échanges économiques avec Cuba qui leur fournit leur pétrole… Quand ça allait mal, notre tournage devenait ainsi l’otage de luttes intestines au sein même du gouvernement cubain.
“Quand je commencerais à me dire “je fais du Assayas”, ce ne sera pas bon signe…”
En moyenne, vous tournez un film chaque année. Votre vie privée n'en souffre-t-elle pas trop?
Doubles Vies et Cuban Network sont les deux seuls sortis la même année. En moyenne, je tourne un film tous les deux ans. Et honnêtement, ce n’est pas vivable. Quand je faisais mon dernier film, j’étais à Cuba pendant cinq mois et à la fin du tournage, je n’en pouvais plus! C’était bien car j’étais immergé dans le travail et il était hors de question de baisser la garde, mais c'était long, c’était difficile, je sortais d’un autre tournage… Je me suis dit “plus jamais ça”!
Vous avez réalisé un documentaire sur Angelin Preljocaj, le chorégraphe du Parc (1994) et de l’immense Helikopter (2001), qui tend, je trouve, à devenir quelque peu ennuyeux ces dernières années… Avez-vous peur, vous aussi, de devenir ennuyeux?
Oui, évidemment. Quand on fait un certain nombre de films, on craint toujours de se répéter et de s’enfermer dans ses propres maniérismes. C’est une préoccupation quotidienne. Quand j’étais jeune cinéaste, j'avais réalisé un long entretien avec Ingmar Bergman – publié sous forme de livre. Il m'avait alors dit quelque chose qui m’a marqué et que je garde toujours en tête: “Moi, ce que je ne veux pas, c’est qu’on dise que Bergman fait du Bergman, ça me fait fuir.” Ce n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd! Quand je commencerais à me dire “je fais du Assayas”, ce ne sera pas bon signe…
Cuban Network n’est pourtant pas “du Assayas”.
Vous soulignez là un point très important: tous les cinéastes s’interrogent là-dessus à un certain moment de leur carrière, c’est inévitable. Disons que, pour chaque film que je fais, j’ai besoin de faire quelque chose que je n’ai jamais fait avant, qui m’oblige à me renouveler, à prendre des risques et après… Advienne que pourra.
Cuban Network (2019) d'Olivier Assayas, disponible en VOD.