Cannes 2024 : Rungano Nyoni raconte les viols en Zambie et décroche le Prix de la meilleure réalisation
En compétition dans la section Un Certain Regard au Festival de Cannes 2024, le film On Becoming a Guinea Fowl évoque le deuil, le viol et les hommages rendus aux hommes monstrueux. Avec cette fiction proche du documentaire (produit par les studios A24), la cinéaste Rungano Nyoni a décroché le Prix de la meilleure réalisation…
par Alexis Thibault.
Le nouveau film de Rungano Nyoni au Festival de Cannes 2024
Peut-être que Shula n’aurait jamais dû quitter l’habitacle de sa voiture d’occasion. Mais il fallait bien qu’elle s’extirpe du véhicule pour constater qu’un corps gisait sur le sol, en plein milieu de la chaussée… L’oncle Fred est mort. Ses yeux sont ouverts et sa chemise un peu froissée. Et Shula est seule sur la route, engoncée dans un déguisement bouffant et grotesque. Soirée déguisée…
Si elle a mis du temps avant de quitter son siège, c’est parce qu’elle risquait forcément de raviver des souvenirs terrifiants. Celui des hommes monstrueux qui dévastent les corps et les esprits des filles de la classe moyenne zambienne. Parlons franchement, il est question de viol dans le nouveau long-métrage de la cinéaste zambienne Rungano Nyoni. Cette fois la fiction lorgne presque le documentaire.
On Becoming a Guinea Fowl (littéralement “Devenir une pintade”) montré au Festival de Cannes 2024 évoque tour à tour le deuil, l’hommage, le mutisme, le doute, le remord, le secret, l’alerte, la famille, la détresse des femmes et les ravages des hommes disparus… Parfois la crasse n’apparaît que dans les linceuls.
On Becoming a Guinea Fowl raconte un féminisme sombre et désabusé
Il faudra décidément retenir le nom de Rungano Nyoni. Née en Zambie, la cinéaste a émigré au Pays de Galles à l’âge de neuf ans. Elle s’essaie très tôt aux courts-métrages et reçoit d’ailleurs un prix, en 2015, au Festival du film de Tribeca. Avec le scénariste irano-finlandais Hamy Ramezan, elle dresse, en treize minutes, un portrait de la violence conjugale. Nommé aux Oscars et présenté lors de la Quinzaine des Réalisateurs, Kuuntele (Listen) sera presque un huis clos, dans une salle d’interrogatoire.
Déjà le féminisme de Rungano Nyoni semble radical, sombre et désabusé. Son premier long-métrage annonçait finalement On Becoming a Guinea Fowl. En 2017, Rungano Nyoni défend I Am Not A Witch, satire facétieuse inspirée par La Chèvre de monsieur Seguin d’Alphonse Daudet. En braquant sa caméra sur une fillette de neuf ans accusée de sorcellerie par les habitants de son village, la cinéaste étrille et dénonce les croyances absurdes d’un monde malade. Déjà à l’époque, son personnage principal se nommait Shula. “L’être déraciné” dans la langue swahili.
Tout le monde sait… mais personne n’en parle
Il est encore affaire de rites et traditions dans On Becoming a Guinea Fowl. Un documentaire animalier nous enseigne que les pintades de Numidie forment des collectivités assez bruyantes. Elles ont mis au point un système d’alarme qui leur permet d’échapper aux carnivores mais aussi de prévenir les animaux alentours de la présence d’un prédateur. Peut-être que Shula n’aurait jamais dû quitter l’habitacle de sa voiture d’occasion. Les créatures sont très nombreuses et jamais très loin. Et même lorsqu’ils finissent par mourir, leurs proies conservent évidemment les stigmates des agressions passées.
Présenté au Festival de Cannes dans la section un Certain Regard, On Becoming a Guinea Fowl reste un film nécéssaire quand bien même il manque parfois de rythme et – malgré la présence du studio A24 – demeure assez formaté. Lancé par de premières minutes excellentes, le film restera finalement assez académique mais parvient montrer les pleurs avec autant d’horreur que de poésie. À l’issue de la compétition cinématographique du 77e Festival de Cannes, le jury présidé par l’acteur et réalisateur Xavier Dolan et composé de Maïmouna Doucouré, la scénariste et productrice marocaine Asmae El Moudir, l’actrice Vicky Krieps et le critique de cinéma américain Todd McCarthy a choisi de remettre le Prix de la meilleure réalisation à Rungano Nyoni, pour On Becoming a Guinea Fowl, ex aequo avec Roberto Minervini pour Les Damnés.
On Becoming a Guinea Fowl, Prix de la meilleure réalisation dans la section Un Certain Regard au Festival de Cannes 2024.