Steve McQueen : que penser de l’exposition du réalisateur oscarisé ?
L’artiste oscarisé Steve McQueen ausculte dans ses films tous les corps, de Charlotte Rampling aux mineurs d’Afrique du Sud, avec la même précision chirurgicale et le même désir.
Par Thibaut Wychowanok.
Cette vidéo de sept minutes, projetée sur grand écran, on jurerait l’avoir déjà vue des centaines de fois. Filmée depuis un hélicoptère, la statue de la Liberté se dévoile dans toute sa puissance : 204 tonnes, 93 mètres de cuivre patiné de vert-de-gris, bien ancrée sur son piédestal de granit rose. La caméra volante tournoie autour de ce corps impérial. Il pourrait s’agir d’une quelconque introduction d’un film hollywoodien posant son décor new-yorkais. Ou de la grandiose scène finale d’un film politique célébrant la liberté chérie des Américains. C’est un des habituels tours de Steve McQueen qui, quoi qu’il s’en défende, a la sale manie de manipuler par la forme le spectateur, pour mieux préparer ses effets dramatiques. Alors que l’hélicoptère- caméra s’approche du monument, par mouvements circulaires, le dispositif nous fait échapper à notre condition humaine ordinaire : la simple fourmi relayée à ses pieds s’est trouvé des ailes. Ce mouchard, auquel notre regard s’identifie, révèle la moue des lèvres de la statue, la tension du drapé de son bras… Les expressions de son visage évoluent selon les angles adoptés : bienveillante, sérieuse, agacée ? La statue de la Liberté n’est plus seulement un décor ou un pur symbole, c’est un corps scanographié. Une mise en pièces esthétique : voilà pour la maestria formelle. À la manière d’un moustique ou d’une guêpe bruyante (le bruit émis par l’hélicoptère est assourdissant), l’insecte en a fait sa proie, se prépare à l’attaque, puis dévie, cherchant un nouvel angle. La statue de la Liberté s’agace de cette corrida, qui n’en demeure pas moins le combat de David contre Goliath. Voilà pour l’intensité dramatique, et la touche de tragique.
Static est une vidéo de 2009. Elle ouvre la vaste exposition que la Tate Modern consacrait à l’artiste londonien avant sa fermeture prématurée pour cause de coronavirus. L’événement était déjà qualifié d’exceptionnel avant même son inauguration début février. C’est que Steve McQueen est le seul artiste et réalisateur pouvant s’enorgueillir d’un Oscar (meilleur film pour 12 Years a Slave en 2014), d’un Turner Prize (la prestigieuse récompense artistique lui a été remise en 1999) et d’une Caméra d’or au Festival de Cannes (pour Hunger, son premier film, en 2008). La présentation de 14 de ses vidéos d’artiste à la Tate Modern se devait d’être la plus importante célébration consacrée à
son œuvre par sa ville natale depuis vingt ans. C’est aussi que Steve McQueen est un artiste total. Ce qui n’implique pas qu’il s’inscrive dans la lignée du romantisme allemand et de ses héritiers, associant toutes les techniques et disciplines pour envelopper le spectateur dans le projet utopique d’une fusion de l’art et de la vie. Steve McQueen est, c’est plus certain, l’artiste total de son temps : un créateur cristallisant ses enjeux et ses modes (d’action). En bon postmoderne, Steve McQueen s’inspire du passé et du présent, de domaines hier autonomes et irréconciliables, et aujourd’hui joyeusement entremêlés. Steve McQueen est ce que les gens de la mode appellent aussi un “slasher” : peintre maniériste de l’image animée /cinéaste grand public/commissaire d’exposition/chargé des publics/artiste bankable.
Totalement intégré au milieu de l’art (représenté par une méga galerie comme Marian Goodman et habitué des grands raouts comme la Biennale de Venise), Steve McQueen est aussi héritier de cet art issu du XIXe siècle, qui n’a cessé de revendiquer son autonomie en valorisant ses enjeux formels propres. Son maniérisme est une variante du classicisme de la Renaissance, produisant des effets suresthétisés. Mais ses premières vidéos en noir et blanc puisent, elles, dans les pratiques du cinéma moderniste russe ou allemand de l’entre-deux-guerres. À la Tate, l’artiste propose un magnifique dialogue entre deux vidéos projetées en 16 mm, trait d’union entre son formalisme et son attrait pour l’image animée. D’un côté, un œil, en gros plan. Quel œil ! Séducteur, menaçant, fragile, perçant… c’est celui de Charlotte Rampling, dont le doigt de l’artiste tente de s’approcher.
Après la statue de la Liberté, Steve McQueen touche du doigt un autre mythe, et tisse à nouveau les liens ambigus entre corps et image, regard et esprit. L’artiste menace la pupille, jusqu’à toucher le globe oculaire lui-même. Tout comme Static, Charlotte (2004) oscille entre désacralisation d’un symbole, attaqué physiquement et démembré, et fascination pour un objet de désir, dont la réalité physique et métaphysique (l’œil comme ouverture sur l’esprit) semble à jamais inatteignable. C’est beau, mais cette beauté maniériste produit, comme chez les peintres de la Renaissance, de sublimes ambiguïtés et ambivalences. Sur l’autre vidéo, les doigts de l’artiste s’acharnent sur un téton, le sien. Violence vaine… L’image, vidéo ou de cinéma, est chez Steve McQueen une image du corps. Cette auscultation sous tous les angles – d’où la nécessité de l’image animée plutôt que la photographie –, prend sa forme, désespérée, et parfois comique, dans une volonté d’atteindre le réel : sortir de la caverne platonicienne où nous sommes tous prisonniers pour percer physiquement la lumière extérieure, une vérité dont nous ne percevons que des ombres. “Je m’intéresse à la vérité, explique l’artiste. Je ne suis pas là pour manipuler les gens. Bien au contraire. Je ne mets pas de filtre sur la vie. Ce dont il s’agit, c’est de ne pas cligner les yeux.” Charlotte Rampling aura eu bien du mal avec un doigt dans l’œil.
Maniériste de la Renaissance, Steve McQueen est aussi artiste-curateur, imaginant des expositions en forme de dispositifs, à la suite des Français Pierre Huyghe, Dominique Gonzalez-Foerster et Phillipe Parreno dans les années 90. La caverne sera évidemment la forme choisie pour son exposition à la Tate Modern. Les différentes vidéos sont présentées au sein d’un espace transformé en gigantesque camera obscura. De l’obscurité viendra la révélation : du réel ou de ses fragments. À la Tate Britain, l’autre musée où l’artiste a été invité, le dispositif est plus évident et spectaculaire encore. Sur toute la hauteur et la largeur de centaines de mètres carrés de murs, des photographies de classes d’écoles londoniennes se succèdent. 3 128 clichés de groupe, avec leurs professeurs, encadrés, pris au format et à la manière des clichés de fin d’année, évoquent le protocole extrêmement rigoureux et conceptuel (vue frontale, centrage du sujet, etc.) des photographes Bernd et Hilla Becher qui entamèrent, à la fin des années 50, un inventaire de bâtiments industriels. À l’acier succède ici une génération entière d’enfants – les deux tiers des écoles de la ville ont répondu favorablement à l’artiste. “Le futur Premier ministre du Royaume-Uni est sans doute sur l’une de ces photos”, s’amuse la commissaire de l’exposition. Par sécurité, aucun signe distinctif ne laisse deviner le nom ou l’adresse des écoles. Et il est bien entendu interdit de prendre en photo les portraits. Chaque classe s’est vu offrir, en plus de sa photographie, un workshop autour de la question de l’image et de la représentation. Et une visite guidée de l’exposition, où les enfants sont invités à se chercher à la façon du livre Où est Charlie ? “Nous sommes là ! Nous sommes là !” Les groupes se succèdent et crient leur fierté de faire partie de cette institution prestigieuse. Mieux, d’en être les véritables propriétaires. Utopie éphémère tant les autres allées du musée sont désertées. Utopie de la démocratisation de l’art, toujours problématique, surtout quand elle semble réduire l’enjeu artistique à une simple question de représentativité. Comme si l’art ne pouvait intéresser que ceux qu’il dépeint. On attend toujours une vague de cubes et de rectangles visitant une exposition Malevitch…
Il y a un peu plus d’un an, l’artiste afro-américaine Mickalene Thomas m’expliquait ainsi sa frustration, enfant, de ne pouvoir s’identifier aux modèles des peintures exposées dans les musées : des femmes et des hommes blancs. Effet de la réalité d’une domination raciale, culturelle et économique incontestable, cette absence des artistes et des modèles non blancs (si ce n’est dans un contexte exotique et érotique profondément colonialiste) se résorbe peu à peu. Steve McQueen y participe, à sa manière, se métamorphosant comme beaucoup d’autres en chargé des publics et de la démocratisation de l’art. Mais cette avancée historique semble se faire au prix d’un rétrécissement. L’enjeu social et politique de la représentativité des communautés prend le pas sur la question de la représentation, de la capacité des artistes à créer un langage personnel s’adressant à l’universel (plus puissant que la langue, le vocabulaire ou la culture qui l’a formé). L’individu, lui, est réduit à une identité qu’il n’a pas choisie (son âge, sa couleur de peau, sa classe sociale), incapable d’appréhender une représentation qui n’y ferait pas référence. L’art est désormais intégré au social et au politique. Il a perdu son autonomie et sa liberté. C’est peut-être le juste prix à payer.
Encore postmoderne, Steve McQueen prenait acte avec 12 Years a Slave de la fragmentation de la société, de sa communautarisation diraient les Français, dénonçant la fable de la société post-raciale. Il s’y faisait porte-parole d’une communauté, celle des Noirs, s’adressant délibérément à elle plutôt qu’à la chimère d’un spectateur universel (ombre derrière laquelle se cache, dans les faits, l’homme blanc occidental). Cette mise en visibilité du corps noir et de son histoire ne pouvait que plaire à un Hollywood en quête de rédemption (attitude intrinsèquement américaine) et du public des 40 millions de spectateurs afro-américains… Certaines des vidéos présentées à la Tate Modern suivent ce même chemin : son chef-d’œuvre, Ashes (2002-2015), sur le destin brisé d’un jeune homme dans les Caraïbes, ou l’intense Western Deep (2002) suivant le parcours effroyable des employés d’une
mine d’or en Afrique de Sud. D’une efficacité plastique et sonore redoutable, ces œuvres donnent parfois la désagréable impression de nous dire ce que l’on doit penser. Pire : ce que l’on devrait ressentir. Ce passage forcé par le pathos n’est malheureusement pas toujours équilibré par l’ambiguïté souvent suscitée par les effets esthétiques ambivalents de Steve McQueen. Mais peut-être que notre perte de liberté est un autre prix à payer.