Dominique Gonzalez-Foerster, l’artiste aux mille métamorphoses
Dans ses trois nouvelles expositions, à la Sécession Vienne cet été, actuellement à la galerie Chantal Crousel à Paris et prochainement à la Serpentine Gallery de Londres, l’artiste française convoque les multiples héros et héroïnes qui jalonnent son panthéon personnel, célébrant le retour au collectif et à la vie après la pandémie. L’occasion de découvrir une figure inclassable de l’art contemporain, où elle défend œuvre après œuvre sa vision holistique de la création.
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Au palais de la Sécession de Vienne, Dominique Gonzalez-Foerster a présenté cet été l’extraordinaire premier opus d’un projet, qui se poursuit, cet automne, à la galerie Crousel à Paris, et se prolongera en 2022 à la Serpentine Gallery de Londres. Elle y convoque 235 héroïnes et héros de son panthéon personnel, des “amis inspirants, non-binaires, trans, queers, fluides, hybrides, lesbiennes, gays, pan, humains et non-humains, d’aujourd’hui et d’autrefois”, dans un dispositif spectaculaire qui place le spectateur au centre de cette “belle foule joyeuse, presque lyrique, comme une marche, une manifestation, une excursion… avec Loïe Fuller et le sous-commandant Marcos, Leslie Feinberg et Kathy Acker, Typhoeus et Rosa Luxemburg, Chico Mendes et Marielle Franco, Angela Davis et ma fille Ryo… et bien d’autres encore”, dit-elle. Dominique Gonzalez-Foerster, née à Strasbourg en 1965, vit à Paris et à Rio de Janeiro. À Vienne déjà, en 2015, pour les 176 mètres carrés du rideau qui protège la scène de l’Opéra, elle avait conçu une œuvre spéciale : elle y reprenait la célèbre photographie montrant la peintre Helen Frankenthaler posant assise sur le sol de son atelier, en jouant elle-même le rôle de Frankenthaler.
Au palais de la Sécession, son dispositif ressemble à une scène – circulaire, vaste, à même le sol et matérialisée par une pelouse artificielle – avec son décor. Celui-ci est constitué d’une fresque de plus de 24 mètres de longueur sur 5 de hauteur, disposée en arc de cercle : un collage présentant un florilège de personnages dans une composition inspirée par l’œuvre du peintre mexicain Diego Rivera (1886-1957) intitulée Dream of a Sunday Afternoon in the Alameda Central. Ce peintre s’illustra notamment par de grandes fresques murales, dont celle-ci, réalisée en face du restaurant de l’Hôtel del Prado, à Mexico, entre 1946 et 1947 (et transférée, en 1985, dans le musée du peintre). Elle met en scène une centaine de personnages célèbres de l’histoire du Mexique mêlés à des anonymes (des vendeurs à la sauvette aussi bien que des révolutionnaires…), ainsi que Frida Kahlo, qui fut son épouse, et certaines de ses filles.
Dominique Gonzalez-Foerster reprend à son compte l’idée même de cette scène (dans laquelle elle inclut aussi sa fille) et, en quelque sorte, suggère au spectateur d’y prendre part en s’installant sur la pelouse où sont disposés des coussins ornés de slogans : “No justice no peace”, “Eat pussy not cows”, “Animals are not our use”, “White silence is violence”, “Queer and loving it”, “There is not chocolate on Mars”. Ces slogans répondent à ceux figurant sur les pancartes brandies par nombre des personnages de la fresque : “Stop Asian hate”, “Grève générale”, “Trans lives matter”, “Skolstrejk för klimatet”… le tout offrant un panorama quasi exhaustif de toutes les causes justes du moment. Ainsi ce n’est pas pour telle ou telle chapelle que l’on prie ici, mais pour l’idée globale d’engagement individuel et la fabrique du collectif. Ce faisant, elle prend un peu à rebrousse-poil, et avec une délicieuse ironie, “l’art engagé” : elle expose l’idée même d’engagement, adressant au passage une sorte d’hommage à toutes sortes de figures magnifiques, de Louise Bourgeois à Joséphine Baker, de Klaus Nomi à Marlene Dietrich, de Pina Bausch à Rosa Luxemburg – en passant par Bob Dylan.
Ce n’est pas pour telle ou telle chapelle que l’on prie ici, mais pour l’idée globale d’engagement individuel et la fabrique du collectif.
L’architecture du bâtiment de la Sécession est formée, au rez-de-chaussée, d’une seule vaste salle rectangulaire, bordée de trois alcôves de même forme, et cet espace ouvert et démesuré offre un théâtre parfait à cette scène. L’éclairage zénithal, qui passe par les grandes baies vitrées du plafond, renforce cette idée d’extérieur et, en somme, crée un paysage plausible que l’on embrasse de manière naturelle. C’est un tableau qui prend place entre réel et irréalité, que l’artiste déclare être surgi à la place d’un rêve : “Je me suis réveillée au milieu de la nuit et j’ai eu une vision. Nous étions près d’un petit volcan d’où émergeait une douce coulée de lave, la végétation était tropicale, il y avait des colibris et des lamas… Mon corps s’est multiplié en plusieurs apparitions, Lola Montez, Fitzcarraldo, Marilyn… […] Une éruption de vie, de protestation, d’activisme, de désir, dans une période de contrôle, de peur, d’isolement et de temps voué aux écrans. Un moment collectif libérateur et transformateur générant un lieu, un paysage, un instant impossible à vivre seul. Une éruption collective, un lent flux de lave humaine et non humaine remplissant les rues, la mémoire, les parcs et le temps.” L’exposition viennoise de Dominique Gonzalez-Foerster s’intitule “Volcanic Excursion” et porte en effet le sous titre de “A Vision”. Il faut apprécier à sa juste valeur l’usage de ce terme : une vision ne s’explique pas (sinon peut-être par la psychanalyse), et puisqu’il s’agit d’une vision, elle n’est pas précédée d’une intention consciente. L’artiste, en somme, déjoue l’idée de l’exposition comme projet et renvoie à sa propre fantaisie – un camouflet à l’heure où tout doit faire sens.
Cette “vision” fait suite aux “apparitions” qui forment l’essentiel de l’œuvre actuelle de Dominique Gonzalez-Foerster, et ce n’est pas un hasard si elle convoque dans son rêve Lola Montez, Fitzcarraldo et Marylin Monroe : elle les incarna tour à tour lors d’“apparitions”, justement, qu’elle organise depuis 2012, où elle met en scène des personnages célèbres. Au Centre Pompidou, à Paris, lors d’une unique soirée en 2015, elle fut tour à tour Marilyn Monroe, Sarah Bernhardt puis Maria Callas, offrant de cette dernière une incarnation stupéfiante. Dans ces apparitions, l’artiste devient le média de personnage historiques ou fictifs : Faye Dunaway dans L’Affaire Thomas Crown de Norman Jewison, Emily Brontë, Lola Montès dans le film de Max Ophüls, Helmut Berger dans Ludwig – Le Crépuscule des dieux, puis le professeur Aschenbach incarné par Dirk Bogarde dans Mort à Venise (les deux films de Luchino Visconti) ou encore, d’après une photo de 1922 de Man Ray, la marquise de Casati, héritière italienne bienfaitrice des arts, qui vécut au début du XXe siècle et déclara un jour : “Je veux être une œuvre d’art vivante !”, à qui Dominique Gonzalez-Foerster donna vie le 25 octobre 2014, à la Fondation Vuitton à Paris, dans une longue robe argentée. “Il y a des mots que je n’aime vraiment pas : vidéo, installation, performance, expliquait-elle alors. Je préfère les apparitions, les fantômes, les projections.” Aucune apparition ne fut prévue dans l’exposition viennoise, mais Dominique Gonzalez-Foerster y incarne pourtant un nouveau personnage : une des Gorgones, les trois itérations peintes par Gustav Klimt en 1902 sur le mur même des espaces d’exposition situés au sous-sol de la Sécession (les restes de cette fresque, conçue pour une exposition temporaire, sont toujours visibles au sous-sol).
“Nous rêvions de visages, de peau, de corps, de contacts, de groupes, de foules sans masque”
On peut passer des heures dans cet environnement où Dominique Gonzalez-Foerster a multiplié les détails et les personnages, chacun nous renvoyant à sa biographie, tandis que leur réunion offre des possibilités infinies de récits. Cette fresque extravagante est assurément un portrait en creux de l’artiste fait d’individus qui, par leur œuvre ou leur présence, ont imprimé son existence. Elle est aussi une invitation à prendre part à cette foule, une invitation au collectif après l’obligation d’isolement. “2020-2021 : nous avons été contraints de rester dans nos chambres, devant nos écrans, craignant un virus inconnu couplé à des décisions nécropolitiques divisant nos forces, nos désirs, nos expériences, nos chansons, nos perceptions et nos plaisirs, ce qui a généré un profond désir d’espace collectif et de rencontres fortuites. Nous rêvions de visages, de peau, de corps, de contacts, de groupes, de foules sans masque”, dit Dominique Gonzalez- Foerster, qui annonce un “Sensodrome” au milieu de Hyde Park pour son exposition l’an prochain à la Serpentine de Londres.