27 juil 2020

Des rues de Brooklyn aux boutiques de luxe, la folle épopée de la sneaker

Portée par Lady Diana, Karl Lagerfeld et Mick Jagger, la sneaker s’est imposée en quelques décennies comme un accessoire de mode qui transcende les genres, les âges et les milieux socio-culturels, des pionniers du hip-hop dans les années 80 aux plus grands créateurs de mode. À l’occasion de l’exposition “Playground, le design des sneakers”, présentée jusqu'au 10 janvier 2021 au musée des Arts décoratifs et du Design de Bordeaux, retour sur l’incroyable histoire de cet objet iconique. 

Si vous portez des Adidas, levez-les bien haut !” scandaient les pionniers du hip-hop new yorkais Run-DMC à la foule du Madison Square Garden lors de leur concert en 1986. La scène est mémorable : des centaines de mains brandissent le modèle Superstar d’Adidas portés sans lacets par les auteurs du tube Walk This Way, sacrés “meilleur groupe de rap de tous les temps” par MTV en 2007. Présents dans la salle, les représentants d’Adidas comprennent immédiatement l’ampleur du phénomène et signent avec eux un contrat publicitaire d’un million de dollars – un document historique que l’on peut retrouver au sein de l’exposition “Playground, le design des sneakers”. Présentée jusqu’au 10 janvier 2021 au musée des Arts décoratifs et du Design de Bordeaux, celle-ci rassemble une impressionnante collection de 600 paires, films, documents d’archives, photos et témoignages . L’occasion de revenir sur l’épopée d’une simple chaussure de sport à semelle en caoutchouc, conçue au milieu du XIXème siècle pour les athlètes de haut niveau et devenue ensuite un objet emblématique de notre culture globalisée sous le nom de sneaker, tennis ou trainer. 

Le groupe légendaire de hip-hop Run-DMC en 1986, Adidas Superstar sans lacets aux pieds

L'émergence du phénomène sneakers

 

 

Lors de son mariage à Saint-Tropez en 1971, la rock star Mick Jagger associe un costume trois pièces Yves Saint Laurent avec une vieille paire de Converse Chuck Taylor All Star. Une véritable déclaration de guerre aux codes figés de la mode de l’époque, jusqu’alors dictés par les collections sophistiquées des maisons de mode et réglémentées des tailleurs. Car avec leur allure décontractée porteuse d'un esprit rebelle, les sneakers ont d'abord séduit les contre-cultures. À Paris, dans les années 50, où l’on danse le bebop dans les caves des bars de Saint-Germain-des-Prés. Puis à New York, dans les années 80 où les pionniers du hip-hop Afrika Bambaataa, Kurtis Blow ou le Sugarhill Gang apparaissent paire de Nike Air Force 1 ou Puma Suede aux pieds. Dans le film Do The Right Thing réalisé par Spike Lee un jeune de Brooklyn nettoie sa paire de Air Jordan IV à l’aide d’une brosse à dents après qu’un cycliste a roulé dessus. Sortie en 1989, cette scène culte cristallise toute l’importance de la culture sneakers dès la fin des années 80. “Qu’un gamin soit pauvre, riche, blanc, peu importe, s’il avait la bonne paire de sneakers aux pieds, c’était ok parce qu’il était inventif, original” remarque Udi Avshalom, directeur de l’exploitation chez Yeezy. Car c’est avant tout un sport emblématique du rêve américain qui a participé à démocratiser l’usage de la sneakers : le basketball. 


 

Parce qu'il suffit d'installer un panier au coin d'une rue ou sur un pylône électrique, le basket-ball est le sport favori des quartiers populaires américains. Du Bronx de New York au Southside de Los Angeles, tout le monde pratique ce sport dont les représentants ont toujours été proches du mouvement hip-hop. De nombreux modèles comme la Chuck Taylor All Star, la Puma Clyde ou les Air Force 1 sont conçues pour les parquets vernis de la NBA avant de devenir des icônes de la rue. Mais c'est une autre paire issue du basket-ball qui va faire de la sneaker un véritable phénomène de société. En 1984, l’équipementier américain Nike signe un contrat avec le jeune Michael Jordan, en passe de rejoindre la NBA. En plus de la somme astronomique que touchera le joueur pendant 5 ans, la marque lui promet la création d’une ligne de vêtements à son image. Conçue par le designer Peter Moore, la première version de la Air Jordan arbore une tige montante souple déclinée en trois coloris (blanc/blanc, rouge/blanc et rouge/noir). Comme le joueur, qui deviendra plus tard le meilleur basketteur de tous les temps, les ventes de la chaussure connaissent un succès fulgurant (150 millions de dollars sur les trois premières années de commercialisation) et deviennent dès lors un symbole de la culture populaire américaine. 

Michael Jordan et le réalisateur Spike Lee sur le tournage d’une publicité pour la Air Jordan III en 1988 © Air Jordan

D’un podium à l’autre, quand les créateurs s’emparent du sportswear

 

 

Quand Karl Lagerfeld a mis des tennis dans sa collection couture de 1976 [Chloé], tout le monde s’est moqué… Ce qui semblait absurde il y a quatre ans nous apparaît désormais comme avant-gardiste”, relève le New York Times au début de l’an 1980. Aux côtés d’Issey Miyake, de Daniel Hechter ou encore d’Yves Saint Laurent, le créateur est l’un des premiers à avoir capté l’avènement du sportswear et l’utilisation des sneakers comme les signes précurseurs d’un changement d’époque. Portées par les figures de la contre-culture, du hip-hop aux groupes de rock, et symboles de la jeunesse, les sneakers deviennent alors à leur tour un terrain de jeu créatif inépuisable pour les grandes maisons du luxe. Au fil des décennies, elles s'affirmeront comme un moyen non négligeable de faire grimper leurs ventes et élargir leur cible – d'autant plus depuis une dizaine d'années, à une heure où la mode donne au streetwear ses lettres de noblesse. Pour preuve, en 2019, les chaussures de sport imaginées par Demna Gvasalia pour Balenciaga – dont le modèle iconique “Triple S – représentaient 90% des ventes de souliers homme de la prestigieuse maison française.

 

 

Les collaborations excitent la fièvre des collectionneurs et deviennent un objet de stratégie marketing inépuisable.

 

 

Ce triomphe exponentiel de la sneaker sur les vingt dernières années a provoqué dans la mode un autre phénomène : le développement massif des “collaborations” et leur succès auprès des clients. Pas une semaine ne passe sans qu’une nouvelle association entre un créateur et une marque de sportswear ne soit annoncée. Exclusivité dans certains points de vente, partenariat entre maisons de luxe et labels de sportswear, modèles revisités par des directeurs artistiques, designers et artistes : les collaborations excitent la fièvre des collectionneurs et deviennent un objet de stratégie marketing inépuisable. Un phénomène amorcé en 1998, lorsque Puma et la créatrice Jil Sander se sont associés pour imaginer le modèle Puma King ainsi qu’une collection entière de prêt-à-porter. Parmi les collaborations les plus remarquées des décennies précédentes, il faut citer celle entre Alexander McQueen et Puma, le partenariat entre Adidas et le créateur Rick Owens ou plus récemment l’édition limitée Air Jordan x Dior. Revisité par le directeur artistique des collections homme de la maison Kim Jones – un des grands artisans du rapprochement entre le monde du luxe et celui du streetwear –, le modèle phare de Nike a immédiatement séduit les “sneakeraddicts”, qui se sont arrachés début juillet ce modèle aux tonalités écrues et gris perlé fidèles à l'identité Dior.

 

 

Mais c’est la célèbre Nike Air Force 1 qui semble être la plus symptomatique de ce phénomène. À l’occasion d’un documentaire consacré à la paire emblématique en 2013, on dénombrait pas moins de 1700 déclinaisons du modèle depuis sa création en 1982, une histoire colossale qui va jusqu'à remplir une salle entière de l’exposition Playground, le design des sneakers au musée des Arts décoratifs et du Design de Bordeaux. Sa surface monochrome blanche et son design épuré et sans artifices ont offert de véritables cartes blanches à des créateurs comme Virgil Abloh via son label Off-Whiteou encore Riccardo Tisci, directeur artistique de la marque Burberry.

À quoi ressemblera la sneaker du futur ? 

 

 

Mais alors que la sneaker est désormais partout, adoptée dans le monde entier par toutes les générations et les catégories socio-culturelles, comment donner aujourd'hui un nouveau souffle à un accessoire perpétuellement réinventé depuis près d’un demi-siècle ? La solution réside sans doute devant nos yeux, là où la plupart des créateurs de mode, artistes et labels de sportswear qui conçoivent les sneakers ont toujours entretenu un rapport intime au futur. Si de nombreux modèles, comme la basket de luxe Diamond signée Jimmy Choo, semblent tout droit sortis des films de science-fiction, c’est parce que l'objet nécessite par sa fonction d'apporter des réponses techniques et technologiques aux besoins des usagers, alliant physique des matériaux et ingénierie de pointe. C'est notamment le cas du label allemand Adidas, qui n’a pas hésité à collaborer avec le géant de la chimie BASF pour créer ses semelles Energy Boost, et de son concurrent américain Nike, qui a créé en 2018 le programme ISPA – une cellule entièrement dédiée à la recherche expérimentale articulant progrès technique et dernières tendances du prêt-à-porter. 

 

Des créateurs comme Stella McCartney sont convaincus qu’au delà de la technologie, l’avenir de la sneakers devra aussi penser à l’écologie. Cette pionnière de la mode éco-responsable s’est récemment associée avec Adidas et l’organisation environnementale Parley for the Oceans pour imaginer le modèle Ultraboost Parley, entièrement conçu à base de déchets marins recyclés. De nouvelles méthodes de production originales qui permettent aux créateurs de répondre aux défis environnementaux tout en continuant d’inventer la sneaker de demain.

 

Nike Air Force 1 Low x Virgil Abloh Off White © Nike

 

Playground – le design des sneakers jusqu’au 10 janvier 2021 au musée des Arts décoratifs et du Design de Bordeaux.

(entrée et visite commentée gratuites jusqu'au 31 août)