Cinq artistes se jettent dans le vide à la Fondation Beyeler
À Riehen, en Suisse, la fondation Beyeler réunit les cinq artistes contemporaines Rachel Whiteread, Leonor Antunes, Susan Philipsz, Silvia Bächli et Toba Khedoori au cœur de l’exposition “Resonating Spaces”. Présentée jusqu’au 26 janvier 2020, elle nous entraîne dans une passionnante réflexion sur l’espace, le plein et le vide, à travers la peinture, la sculpture, l'installation… et même le son.
Par Matthieu Jacquet.
À la fondation Beyeler, l’exposition Resonating Spaces présente jusqu’au 26 janvier le travail de cinq artistes contemporaines : Leonor Antunes, Rachel Whiteread, Silvia Bächli, Susan Philipsz et Toba Khedoori. À chacune d’entre elles est attribuée une ou plusieurs salles, produits d’un dialogue avec Theodora Vischer, la commissaire d’exposition de la fondation. Peinture, sculpture, dessin, installation ou même création sonore nous invitent réfléchir à la notion de spatialité.
Peindre le vide
Sur trois grandes feuilles de papier écru accrochées au mur apparaissent des fenêtres en enfilades incomplètes qui composent une façade d’immeuble lacunaire. Face à elle : des rangées de fauteuils de théâtre leur répondent, extraits de leur décor habituel pour être installés dans le vide. Dès ces deux premières salles, consacrées à l’artiste australienne Toba Khedoori, l’exposition réfléchit l’espace par les médiums les plus immédiats : le dessin et la peinture. Dans ses feuilles de lin ou de papier préparées à la cire, la plasticienne quadrille des architectures, dessine des nuées au graphite ou peint à l’huile des montagnes inachevées. Au centre de l’une de ces surfaces ouvertes apparaît une fenêtre remplie de noir : l’artiste y prend le contre-pied de la conception du tableau à la Renaissance comme “fenêtre ouverte sur le monde”. Ici, au contraire, la fenêtre est obstruée pour laisser le vide parler, qui devient alors le principal acteur de la toile.
Cette quête picturale du vide ressurgit à quelques pas dans les œuvres de Silvia Bächli. À la gouache, cette artiste suisse trace sur papier des lignes de couleurs qui appellent au silence. Tantôt régulières et espacées, tantôt irrégulières et accolées, les lignes jouent avec les bords de leur support et semblent se prolonger dans l’espace, d’une œuvre à l’autre. Le trait s’anime alors et dépasse l’abstraction pour devenir un sujet en mouvement, qui compose avec le vide du papier une délicate chorégraphie. Derrière ces lignes très incarnées, façonnées par la gestuelle de Silvia Bächli et le choix de ses pinceaux, se compose une partition visuelle que l’artiste corrobore elle-même lorsqu'elle parle de ses œuvres en des termes musicaux. À ses yeux, celles-ci doivent en effet “sonner juste” avant tout.
Le théâtre de la lumière
Édifié à quelques kilomètres de la frontière allemande par Renzo Piano, le bâtiment de la fondation Beyeler reflète par sa construction même cette réflexion contemporaine sur l’espace. On y retrouve la volonté prégnante de l’architecte italien de matérialiser une porosité entre intérieur et extérieur, par l’intégration de nombreuses baies vitrées et d’ouvertures décloisonnées. Autre particularité : les stores électriques sur le toit adaptent leur ouverture à la luminosité du moment, de sorte que les salles soient toujours éclairées par la lumière naturelle. C’est de la richesse de ce lieu protéiforme que s’est inspirée l’artiste portugaise Leonor Antunes pour concevoir sa fascinante installation. Des sculptures en bois, en métal ou en fils y descendent du plafond, tandis que des paravents de miroirs structurent la pièce. Au sol, un linoléum revêtu de formes géométriques jaunes, noires et grises, sectionnées et assemblées à la main, fait référence à une œuvre de l’artiste du Bauhaus Anni Albers. Leonor Antunes déploie ici une réflexion sur la verticalité et la perception, qui prend comme décor une vaste fenêtre donnant sur le jardin de la fondation. Parfois très opaques, parfois translucides, tantôt rigides tantôt souples, les formes qu’elle associe jouent avec cet environnement, tissant avec poésie les fils d’un décor perméable qui reconfigure notre déambulation.
Du son à l’empreinte
Une mélodie se fait entendre de l’autre côté du mur où l'on pénètre d'abord dans une salle entièrement vide, seulement habillée de discrètes enceintes gris clair. De celles-ci émanent des harmonies dissonantes qui semblent jouées par des cuivres. Cherchant à personnifier les vents qui balayent notre planète, l’artiste Susan Philipsz a récolté aux quatre coins du monde des coquillages dans lesquels des musiciens peuvent jouer. À partir de ces derniers, elle orchestre un concert presque cérémoniel où les voix de l’air s’élèvent et nous invitent à la méditation. Explorant depuis des années le potentiel sculptural du son, cette Écossaise montre la façon dont celui-ci peut influer sur notre rapport à l’espace : dès l’entrée dans la fondation Beyeler, quatre tubes de pop music chantés a capella par l’artiste nous accueillent, et nous guident naturellement jusqu’à l’entrée de Resonating Spaces.
Les inquiétants objets de Rachel Whiteread
Ces empreintes sonores trouvent leur écho dans les moulages de Rachel Whiteread, parfaitement à leur place pour clore cette exposition. Après une visite de la rétrospective consacrée à Balthus par la fondation Beyeler en 2018, l’artiste britannique a une idée : reproduire à l’aide de papier mâché six fenêtres d’une façade parisienne peinte par Balthus dans sa toile Passage du Commerce-Saint-André (1952-1954). Fidèle à la pratique du moulage qui a fait sa notoriété, Rachel Whiteread transpose donc une fois de plus le bidimensionnel dans la sculpture, et crée des objets désincarnés d’où émane une inquiétante étrangeté, fossiles d’une histoire figée dans la toile d'origine, accrochée juste en face. À leurs côtés, elle installe une armoire peinte en noir dont la rectitude des formes semble imiter celles des fenêtres de la pièce : l’installation déporte alors le regard hors des œuvres, vers les ouvertures, les angles et les espaces laissés vides, dans lequel on projette des volumes invisibles.
Au fil de ses sept salles, l’exposition Resonating Spaces fait osciller le visiteur avec maestria entre matériel et immatériel. Grand absent de l’exposition, le corps se rappelle finalement à nous dans l’encadrure de la dernière salle, où l'on aperçoit une sculpture de femme d’Alberto Giacometti qui introduit la suite du parcours. Comme un humble et dernier appel au silence de la contemplation.
Resonating Spaces, jusqu’au 26 janvier 2020 à la Fondation Beyeler, Riehen/Bâle (Suisse).