Between video games and mangas, how does the artist Sara Sadik stage the « beurcore » culture
L’artiste française fait exister comme nulle autre dans l’art contemporain la culture de la jeune diaspora maghrébine. Loin de la pasticher, elle la transmute en récits initiatiques magistraux en s’inspirant aussi bien des jeux vidéo que des anime et mangas les plus populaires.
Quand on demande à Sara Sadik ce qui caractérise son art et d’expliciter le sens du terme “beurcore” qu’elle utilise pour le décrire, elle répond ainsi : “C’est un terme que j’ai imaginé pour pouvoir décrire mon travail sans parler mille ans et pour éviter qu’on le définisse à ma place avec des mots qui ne me conviennent pas. Je voulais un mot qui sonne ‘puissant’ et simple à retenir. Le suffixe ‘core’, qui est surtout utilisé dans la musique, permet les deux à la fois. Le beurcore, c’est la culture de la jeune diaspora maghrébine en France dans sa forme la plus emblématique. Je l’imagine comme un mouvement qui existe déjà mais qui n’a pas encore été défini autrement qu’avec les termes fourre-tout de ‘culture urbaine’. C’est à la fois ce qui est créé, mais aussi consommé par cette communauté.”
“Le beurcore, c’est la culture de la jeune diaspora maghrébine en France dans sa forme la plus emblématique. Je l’imagine comme un mouvement qui existe déjà mais qui n’a pas encore été défini autrement qu’avec les termes fourre-tout de ‘culture urbaine’.” – Sara Sadik
Également comparée à l’afrofuturisme, l’œuvre de Sara Sadik est donc partie prenante d’une culture communautaire, dont elle fait exister dans l’art contemporain les références, des catchlines du rap français jusqu’aux jeux vidéo, anime et mangas les plus populaires. Pour autant, son travail n’est pas qu’un collage ou un art du pastiche. Le récit proposé de façon récurrente par Sara Sadik s’appuie sur des parcours initiatiques – pas seulement en référence à ce qu’on appelle couramment le “roman d’apprentissage”, mais, de façon plus surprenante, dans le registre de l’initiation occulte. Le récit emblématique de l’artiste n’est ni le Bildungsroman du “jeune de quartier” ni l’éducation ghetto du spectateur blanc, étranger aux subcultures des enfants d’immigrés, à qui on tiendrait la main pour visiter le zoo. La raison de cette présence occulte se trouve dans la vocation transformatrice de l’art de Sara Sadik. À ce propos, il ne serait pas outrancier de décrire l’artiste comme une alchimiste des temps modernes. Son travail “transmute” sa matière première afin que l’esprit apparaisse dans les choses mêmes : ainsi en va-t-il du taga (la résine de cannabis) qui imprègne le sol de l’oasis utopique de Zetla Zone, ou encore des sources de sodas qui l’abreuvent – à la façon d’un élixir de vie ou encore des eaux abondantes et sucrées du Kawthar (fleuve du paradis, hadith no 3 361).
Quant à Tu deuh la miss, Hlel Academy ou Carnalito Full Option, ces œuvres sont tout autant des films que des situations (notamment à l’intérieur du milieu carcéral pour Carnalito…) inventées par Sara Sadik pour transmuter l’âme. L’artiste, sous de faux airs de présentatrice télé, y prend la fonction de grande hiérophante, mettant à l’épreuve des jeunes hommes à travers leurs performances physiques, mais surtout leur capacité à aimer, dans un décor certes futuriste mais qui oscille invariablement entre le spectacle de télé-réalité et l’expérience mystagogique [initiation au Mystère] .
Les œuvres de Sara Sadik sont tout autant des films que des situations inventées par l’artiste pour transmuter l’âme.
Là encore, derrière le pastiche apparent se distingue la densité du mystère. Les épreuves accomplies lors de performances et filmées ne doivent sans doute pas être lues au premier degré, comme une évaluation des forces et des faiblesses des candidats (le plus souvent non blancs et descendants d’immigrés), mais comme le texte symbolique d’une entrée dans un espace radicalement autre, dans lequel le virtuel devient réalité et se dresse contre la réalité apparente où toutes les valeurs sont inversées.
Là encore, derrière le pastiche apparent se distingue la densité du mystère. Les épreuves accomplies lors de performances et filmées ne doivent sans doute pas être lues au premier degré, comme une évaluation des forces et des faiblesses des candidats (le plus souvent non blancs et descendants d’immigrés), mais comme le texte symbolique d’une entrée dans un espace radicalement autre, dans lequel le virtuel devient réalité et se dresse contre la réalité apparente où toutes les valeurs sont inversées.
« Ces œuvres sont tout autant des films que des situations inventées par Sara Sadik pour transmuter l’âme. «
Trop souvent, la violence de la pauvreté et du racisme est analysée selon ses conséquences économiques et sociales. Mais il s’agit tout autant d’une crise des valeurs, d’un processus insidieux de désymbolisation. La répression culturelle et religieuse vise non seulement à exclure, mais aussi à forclore tout sentiment de communauté étayé par le symbole. Lorsque les franges les plus droitières du champ politique et culturel s’évertuent à vouloir définir la France par des racines judéo-chrétiennes, elles visent en réalité à priver les non-Blancs de toute assise symbolique à l’intérieur du récit national.
Repeupler par le travail du rêve et le symbole le désert postcolonial est indéniablement le sens de cette affirmation du virtuel chez Sara Sadik – virtuel que l’on peut comprendre selon son acception philosophique comme champ des possibles, mais aussi comme multimédia immersif. Bien avant l’apparition des réalités simulées par ordinateur, ce tiers espace était le fruit d’expériences visionnaires, et instauré par des rites initiatiques – et c’est là le sens caché des grands symboles de la chevalerie spirituelle, comme la quête du Graal, de la pierre philosophale, de la dame, ou la rencontre de l’ange.
Repeupler par le travail du rêve et le symbole le désert postcolonial est indéniablement le sens de cette affirmation du virtuel chez Sara Sadik – virtuel que l’on peut comprendre selon son acception philosophique comme champ des possibles, mais aussi comme multimédia immersif. Bien avant l’apparition des réalités simulées par ordinateur, ce tiers espace était le fruit d’expériences visionnaires, et instauré par des rites initiatiques – et c’est là le sens caché des grands symboles de la chevalerie spirituelle, comme la quête du Graal, de la pierre philosophale, de la dame, ou la rencontre de l’ange.
Sara Sadik parvient à transformer ces industries culturelles tant honnies en un laboratoire alchimique à même d’opérer la transmutation du plomb en or.
Chez Sara Sadik, l’événement comme resymbolisation vient ainsi s’opposer à l’événement-spectacle qui n’a au mieux pour vertu que de combler l’ennui. À l’aide du moteur graphique du jeu GTA, dans Khtobtogone, la réalité “augmentée” de l’artiste donne vie à un environnement marseillais dans lequel le protagoniste, jeune de quartier officiant en livreur Uber, négocie douloureusement le sens de sa vie entre sa loyauté (chevaleresque) au monde masculin de la rue et l’engagement amoureux (en réalité non moins chevaleresque). Ouvrant cette porte transdimensionnelle, Sara Sadik couvre de ridicule les lamentations convenues sur la déroute morale de la jeunesse dans un monde peuplé d’influenceurs écervelés et d’algorithmes publicitaires. L’artiste parvient à transformer ces industries culturelles tant honnies en un laboratoire alchimique à même d’opérer la transmutation du plomb en or. C’est ainsi qu’on peut relire toute la charge allégorique des deux maîtres mots du rappeur Jul : “D’or et de platine” et “On m’appelle l’ovni”.
En effet, l’or des alchimistes n’a rien d’un simple métal précieux. La purification des minéraux impurs n’est pas une démarche vénale. Les alchimistes cherchaient à produire un parfait miroir des lumières du cœur – l’éclat de l’or comme signature divine dans les choses. Nul ne sait vraiment ce que désignait la pierre philosophale, mais Michael Maïer a pu écrire qu’elle était “chose vile et de peu de prix, foulée aux pieds sur le chemin des voyageurs, et jusque dans le fumier”.
Chez Sara Sadik, l’éclat de l’amour fait fondre l’ancrage matériel du “pop” et de l’“urbain” pour rejoindre le ciel éthéré de l’ovni.
Comment Sara Sadik s’y prend-elle pour transmuter le ter-ter (le quartier), cette chose de peu de prix et pour accueillir l’ovni? Comme dans toute mystagogie, l’amour est l’opérateur essentiel de ce prodige. On aurait pu faire le choix de lire ce thème dans l’œuvre de l’artiste sous l’angle de l’impasse affective de la ségrégation et de la pauvreté, mais il semble également souhaitable d’insister sur la valeur allégorique de l’union amoureuse, comme a pu l’être la figure du mariage du Soleil et de la Lune chez les alchimistes, symbole de la vie donnée à la matière dans leur laboratoire. Chez Sara Sadik, l’éclat de l’amour fait fondre l’ancrage matériel (ou sa vocation d’objet sociologique) du “pop” et de l’“urbain” pour rejoindre le ciel éthéré de l’ovni, où le destin des damnés de la terre trouve sa rédemption dans la figure de l’ange – ou d’un Super Saiyan au milieu des nuées.
Sara Sadik a présenté une vidéo au sein de l’expositon Des Corps Libres – Une jeune scène française du 5 au 28 mai au Studio des Acacias, Paris 17e. Elle est représentée par la galerie Crèvecœur (Paris).
Comment Sara Sadik s’y prend-elle pour transmuter le ter-ter (le quartier), cette chose de peu de prix et pour accueillir l’ovni? Comme dans toute mystagogie, l’amour est l’opérateur essentiel de ce prodige. On aurait pu faire le choix de lire ce thème dans l’œuvre de l’artiste sous l’angle de l’impasse affective de la ségrégation et de la pauvreté, mais il semble également souhaitable d’insister sur la valeur allégorique de l’union amoureuse, comme a pu l’être la figure du mariage du Soleil et de la Lune chez les alchimistes, symbole de la vie donnée à la matière dans leur laboratoire. Chez Sara Sadik, l’éclat de l’amour fait fondre l’ancrage matériel (ou sa vocation d’objet sociologique) du “pop” et de l’“urbain” pour rejoindre le ciel éthéré de l’ovni, où le destin des damnés de la terre trouve sa rédemption dans la figure de l’ange – ou d’un Super Saiyan au milieu des nuées.
Sara Sadik a présenté une vidéo au sein de l’expositon Des Corps Libres – Une jeune scène française, Studio des Acacias, Paris. Du 5 au 28 mai. Elle est représentée par la galerie Crèvecœur (Paris).
Chez Sara Sadik, l’éclat de l’amour fait fondre l’ancrage matériel du “pop” et de l’“urbain” pour rejoindre le ciel éthéré de l’ovni.