Rencontre avec Nadia Tereszkiewicz, la nouvelle étoile du cinéma français
La révélation des films Les Amandiers et Mon Crime, Nadia Tereszkiewicz, ne cesse d’impressionner. Auréolée d’un César, l’actrice franco-finlandaise de 27 ans est d’une justesse folle dans L’Île rouge, un long-métrage qui s’attaque à la fin des illusions du colonialisme à Madagascar dans les années 70, diffusé ce jeudi 4 décembre sur Canal+ Cinéma. L’occasion de discuter avec cette ex-danseuse professionnelle de cinéma, de féminisme et de politique.
propos recueillis par Violaine Schütz.
Avec sa beauté sensuelle d’un autre temps évoquant à la fois un tableau de Botticelli, Brigitte Bardot et la Belle Époque, son jeu physique et intense et une exigence héritée de son passé de danseuse professionnelle, l’actrice franco-finlandaise Nadia Tereszkiewicz est en passe de devenir, à 27 ans, l’une des étoiles les plus brillantes du cinéma français. Actrice passionnée au corps incandescent dans Les Amandiers (sorti en 2022 et qui lui a récemment valu un César), comédienne qui s’accuse d’un crime qu’elle n’a pas commis dans Mon Crime (2023) de François Ozon, femme à barbe amoureuse dans Rosalie (2023)…
Nadia Tereszkiewicz, la révélation des Amandiers et de Mon Crime
L’ambassadrice Dior, d’un grand enthousiasme lors de notre entretien, incarne souvent une femme puissante et indomptée, cassant avec grâce et subtilité les codes du male gaze à l’écran. Son nouveau défi ? Jouer Colette, une femme de militaire et mère de trois enfants des années 60 et 70, paumée sur une base de l’armée française à Madagascar, durant les dernières illusions du colonialisme dans L’Île rouge, diffusé sur Canal+ Cinéma ce jeudi 4 décembre 2024. Un film intime, inspiré par l’enfance du réalisateur, Robin Campillo (120 Battements par minute), qui raconte un drame politique à travers le délitement d’un couple et d’une famille au bonheur factice. Encore une fois, Nadia Tereszkiewicz qui a suivi des études littéraires (hypokhâgne/khâgne, option théâtre) est d’une justesse folle, dévorant l’écran de son charisme rare et de sa voix si particulière. Rencontre avec une comédienne qui ira très loin.
L’interview de l’actrice Nadia Tereszkiewicz, héroïne sublime du film L’Île rouge
Numéro : Qu’est ce qui vous a plu dans L’Île rouge ?
Nadia Tereszkiewicz : Plein de choses. Déjà, j’aime beaucoup le cinéma de Robin (Campillo, ndlr), donc j’ai été très touchée qu’il m’appelle pour un casting. Ensuite, en lisant le scénario, j’ai été émue de voir que ce film était inspiré de ses souvenirs d’enfance, et que mon personnage, celui de Colette, était inspiré de sa mère. Il ne s’agit pas tout à fait de sa mère dans le film et ce n’est pas une autobiographie, mais il y a quelque chose de l’ordre de l’hommage que je trouve très fort. J’avais le devoir d’être à la hauteur, même si cela me semblait compliqué. Je trouvais aussi cela très puissant que cette famille, cette histoire intime, soit imbriquée dans cette grande Histoire. On raconte une époque, qui va de la fin des années 60 au début des années 70, avant la révolution des Malagasy, soit la fin de l’illusion coloniale. Robin montre comment la fin de l’illusion coloniale s’ancre dans cette famille et se fait sentir dans la fin de la cohésion de la famille et dans le délitement du couple. Cette histoire-là, se déroulant à Madagascar, n’avait pas vraiment été racontée avant, au cinéma. C’est donc un projet fort à la fois intimement et politiquement.
« Le cinéma permet de s’engager et de faire passer des messages, que ce soit par la comédie ou juste à travers la fiction. » Nadia Tereszkiewicz
Le personnage de Colette est une « Pied-noir » installée à Madagascar. Vous êtes Franco-Finlandaise d’origine polonaise. Est-ce que vos différentes racines ont servi de point d’accroche pour ce rôle ?
Non, pas vraiment, mais c’est intéressant. Ce que j’ai compris avec ce personnage, c’est que c’est quelqu’un qui a grandi avec le nomadisme. Elle a été habituée, d’abord avec son père qui travaillait dans les chemins de fer puis après, avec son mari, à toujours voyager. Elle a construit sa stabilité dans le mouvement, comme pour échapper au temps qui passe. Quand Colette dit, au début du film, que l’Algérie lui manque, je pense que c’est aussi le moment dans lequel elle se trouvait en Algérie, c’est-à-dire l’amour passionnel qu’elle vivait avec son mari, et sa famille constituée d’enfants petits qui lui manquent. Elle envie cette jeunesse, qu’elle entrevoit également dans le personnage d’Odile, une Française qui sort avec un militaire et qui débarque à Madagascar. Elle envie une forme de jeunesse qui est déjà partie alors qu’elle est encore jeune, ce qui l’inscrit dans une certaine mélancolie et une inquiétude du temps à venir, parce qu’elle sait qu’à un moment donné, il faudra retourner en France. Et l’illusion coloniale maintient aussi cette illusion de cohésion et de bonheur. C’est pour cela que le bonheur apparaît surjoué dans le film. C’était notre indicateur de jeu : surjouer l’idée de paradis et de joie alors qu’on sent qu’on n’est pas à notre place.
On peut voir Colette comme un personnage féministe, car elle veut s’émanciper de son mari…
Oui, c’est un film qui parle d’émancipation et d’indépendance et de ce que c’est que d’être une femme – d’expatrié – dans les années 60, qui suit son mari et qui n’a pas le droit, elle, de s’émanciper. Car il a peur de son émancipation de sa femme. Il y a dans le film un rêve d’indépendance de la part de Colette vis-à-vis de son mari militaire tout comme le héros du longe-métrage, le petit garçon, rêve d’indépendance vis-à-vis de ses parents. Dans L’Île rouge, tout cela est symbolisé par des séquences mettant en scène Fantômette, qui n’a pas vraiment de parents ni de petit copain. Colette voudrait que son mari militaire la considère comme son égal. Mais elle se rend compte qu’elle s’est sacrifiée pour sa vie de famille, qu’elle aime, mais qui ne lui a permis d’avoir ses propres rêves. Et après, il y a l’indépendance du pays et des Malagasy.
Dans de nombreux films que vous avez tournés, comme Mon crime, qui porte un message féministe fort ou L’Île rouge, qui évoque le colonialisme, vous exprimez des idées qui dépassent le cinéma et l’art…
Il me semble que le cinéma permet ça, que c’est une manière de s’engager et de faire passer des messages, que ce soit par la comédie ou juste à travers la fiction. Cela peut se produire soit de manière souterraine ou par les choix faits par le récit. Le film de Robin raconte une histoire qu’on connaît mal par exemple… J’ai personnellement découvert la révolution des Malagasy grâce à lui. Quand on se plonge dans l’histoire du colonialisme à Madagascar, c’est quelque chose de terrible. On comprend, sans spoiler le film, avec toute cette bulle de bonheur familial et amical qui va éclater à la fin, que ce paradis s’est joué au prix d’une oppression.
« J’ai l’impression que j’ai eu des rôles qui m’ont questionnée en tant que femme, qui m’ont déplacée et qui peuvent déranger aussi. » Nadia Tereszkiewicz
Il y a une scène de danse très importante dans le film où vous vous déhanchez de manière sensuelle devant une bande d’amis, ce qui agace votre mari macho. Vous avez été danseuse avant de devenir actrice, étudiant le ballet et la danse contemporaine. Qu’est-ce que ça vous a apporté en tant qu’actrice ?
Cela apporte un rapport aux autres, à l’espace et à soi très différent et donne un rapport assez instinctif au jeu. J’aime bien analyser les rôles avec le corps. Le corps parle tellement. Parfois, on a besoin de rien dire, la posture en elle-même dévoile quelque chose. J’ai beaucoup aimé modifier mon corps en fonction du rôle de Colette dans L’Île rouge, en imaginant comment une femme qui a eu trois enfants et qui doit intérioriser beaucoup de choses, se positionne. Faire passer des sentiments par le corps, c’est quelque chose que je garde avec la danse. Peut-être aussi que la danse m’a apporté une forme de rigueur et de persévérance. Mais j’ai également lâché beaucoup de choses apprises avec la danse, parce que le cinéma, jusqu’ici, m’a donné une grande liberté. Et même s’il y a beaucoup de travail et que c’est exigeant, j’ai l’impression que j’ai trouvé une manière de m’exprimer qui, m’a fait sortir de ce carcan de la danse qui m’avait, elle, au final, enfermée, et pas permis d’être libre.
Que ce soit dans Mon Crime, La Dernière Reine ou Les Amandiers, vous jouez souvent les femmes d’une époque, mais en avance sur leur temps et d’une certaine manière, indomptées…
Cela me fait très plaisir que vous disiez cela car j’ai l’impression d’avoir eu la chance d’explorer, ces dernières années, des rôles de femmes très différents. Mais même si ce n’est pas la même chose de jouer une femme qui évolue dans les années 30, 70 ou 80, ou 1500, j’ai pu incarné des femmes complexes, qui questionnent souvent les rapports hommes/femmes et la place de la femme dans la société. Dans Mon Crime, on évoque par exemple la place de la femme dans la société patriarcale des années 30. Cela m’intéresse beaucoup de jouer un rôle de femme que l’on voit s’épanouir dans la vie et trouver sa voie. J’ai l’impression que j’ai eu des rôles qui m’ont questionnée en tant que femme, qui m’ont déplacée et qui peuvent déranger aussi, comme celui que je joue dans Babysitter. Il y aussi eu des rôles de femmes courageuses, comme dans La Dernière Reine où j’ai tourné peu de scènes, mais qui représentait un vrai challenge. J’ai notamment appris un peu d’arabe avec un coach. C’est un film dans lequel les femmes combattent, que ce soit la reine Zaphira qui tient tête au pirate Aroudj Barberousse, en Algérie, en 1516, ou mon personnage, qui est une esclave scandinave.
« J’ai mis mon César en plein milieu de ma bibliothèque. On ne peut pas le louper (rires). » Nadia Tereszkiewicz
Vous n’incarnez jamais de femmes-objets dans les films…
Ce n’est pas calculé, mais c’est vrai que j’ai de la chance à la fois de pouvoir faire du cinéma et de pouvoir faire des choix. Et j’ai vraiment envie de faire du cinéma avec tout ce que je suis, de tout donner. Mais pour cela, il faut que les rôles me donnent envie de les défendre jusqu’au bout. Alors peu importe si c’est un petit rôle… Si ce rôle a du sens, j’y vais. Pour La Dernière Reine, j’avais plein de choses en même temps, mais je me suis battue pour en être parce que ça avait du sens pour moi. Le tournage en Algérie s’est déroulé dans des conditions difficiles et avec peu d’argent, mais l’histoire participe presque à la mémoire collective de l’Algérie, et ce film crée en un certain sens un patrimoine. Le cinéma a ce pouvoir-là. Je trouve ça hyper important, quand on a la possibilité de faire des choix, de privilégier des films qui ont une signification particulière, notamment par rapport à la place qu’ils donnent aux femmes, ou des rôles tout simplement intéressants à jouer. À partir de ce moment-là, ça devient politique, même si ce n’est pas forcément politique au sens littéral du terme. Cet engagement est, en tout cas, l’une des raisons pour lesquelles j’adore ce métier.
Vous avez récemment remporté un César pour vôtre rôle dans Les Amandiers de Valeria Bruni Tedeschi. Est-ce que cela a changé quelque chose dans votre vie ?
Je ne pense pas que ça change vraiment quelque chose. Peut-être à l’étranger. En tout cas, j’ai pu voyager grâce à mes derniers films et cela me rend heureuse qu’ils traversent des frontières et qu’on se retrouve à rencontrer un autre public avec un autre regard. Je prends ce César comme un encouragement personnel, un accueil dans la famille du cinéma. Ça m’a rendue tellement heureuse. On est plein de doutes, tout le temps. Cela apporte de la reconnaissance, y compris envers le film et le travail de tout le monde. Parce que je ne suis pas toute seule dans Les Amandiers et que ça veut dire que non seulement mon travail est reconnu, mais aussi le travail de toute la troupe. Ce n’est pas rien, surtout que je l’ai reçu dans une salle où se trouvaient tous les gens que j’admire depuis toute petite… En tout cas, j’ai mis mon César en plein milieu de ma bibliothèque. On ne peut pas le louper (rires).
« Nous sommes dans une société dans laquelle nous jugeons tellement les gens différents. » Nadia Tereszkiewicz
Vous jouez un rôle de « femme à barbe », qui a une pilosité très développée, dans Rosalie, qui a été montré au Festival de Cannes et qui sortira au cinéma en avril 2024. C’est un rôle assez audacieux…
C’est une histoire d’amour entre mon personnage, Rosalie, qui est atteinte d’hirsutisme et le personnage joué par Benoît Magimel. Et cette histoire, qui se passe en 1870 et questionne, comporte beaucoup d’échos avec des choses plus actuelles. Ça parle de la difficulté d’aimer, de ce que ça signifie que d’aimer, du désir, de la différence. Nous sommes dans une société dans laquelle nous jugeons tellement les gens différents. Au tout début du film, elle s’est rasée et elle n’a jamais laissé pousser sa barbe. Mais après, arrive la question de savoir si elle veut se soumettre à la norme et s’infliger ça au quotidien. Ou est-ce qu’elle va se rendre compte, en fait, qu’elle peut s’assumer comme elle est ? Et qu’elle a le droit de s’assumer telle qu’elle est. Elle se pose des questions par rapport au regard des autres et à leur désir. Est-ce qu’elle se sent et est-ce qu’elle est désirable ? Et ce ne sont pas des interrogations qui ont été difficiles à psychologiser, parce qu’on avait collé sur mon corps, poil à poil, une pilosité importante, que je portais plusieurs heures par jour. Ça a modifié mon corps et mon rapport à moi-même. Et ça m’a beaucoup déstabilisée par rapport à ma féminité, questionnant plein de choses en moi.
Comment c’était de tourner avec Benoît Magimel ?
C’est un immense acteur et qui m’a fait l’immense cadeau de vivre cette histoire d’amour à l’écran sans qu’on se parle en dehors de nos scènes. Je l’ai vu pour la première fois dans l’action. Je ne l’avais même pas vu dans les loges, ni en répétition. Il s’est volontairement montré très distant pendant une grande partie du film, ce qui a nourri mon sentiment de rejet, notre histoire et l’a rendue sincère. Il est d’une générosité infinie et c’est l’un des plus grands acteurs du monde. Ce que j’ai vécu va au-delà d’une expérience d’un tournage. Et ce qui est aussi très fort, c’est que le film est réalisé par Stéphanie Di Giusto qui m’avait fait tourner pour la première fois au cinéma dans La Danseuse. J’ai découvert les plateaux grâce à elle. Elle m’a croisée dans la rue avec un masque et m’a dit de venir passer les essais. Symboliquement, c’est très beau de la retrouver sur Rosalie.
L’Île rouge (2023) de Robin Campillo, diffusé le 4 décembre 2024 sur Canal+ Cinéma. Rosalie (2024) de Stéphanie Di Giusto, au cinéma le 10 avril 2024.