Rencontre avec Kazunori Hamana, le céramiste qui remonte le temps
Avec ses sculptures en céramique aux airs de grands vases, Kazunori Hamana rend hommage à la tradition japonaise et notamment à ses tsubos, anciennes jarres alimentaires dont il imite les formes avec une grande dextérité technique. Rencontre avec cet amoureux de la nature, et de l’histoire.
Propos recueillis par Nicolas Trembley.
Kazunori Hamana est sans doute l’une des artistes les plus représentatifs de ce récent retour aux sources de la tradition japonaise. Autodidacte, il produit des sculptures en céramique qui s’inspirent des anciennes tsubos, jarres alimentaires, sur lesquelles il peint des calligraphies. La cuisson de ces pièces est un véritable tour de force car leur dimension est inhabituellement grande pour ces types de pots. Le sculpteur vient d’installer son nouveau four dans une ancienne maison traditionnelle de l’ère Edo qu’il a restaurée. C’est un autre projet qu’il mène en parallèle : sauver des anciennes maisons abandonnées et vouées à la démolition dont une deviendra en 2024 une résidence d’artiste. Pêcheur, fermier, militant pour une écologie et une économie d’autonomie, Hamana est l’un des artistes les plus recherchés de sa génération, au Japon comme à l’international. Numéro l’a rencontré dans l’un de ses ateliers pour parler de sa pratique et de son accession à l’art contemporain.
Numéro : Comment avez-vous décidé de devenir artiste ?
Kazunori Hamana : Je suis un vrai collectionneur en série ! Et parmi tout ce que je me plais à accumuler figurent notamment les pots. Passionné d’artisanat, je suis constamment à l’affût de nouveaux objets, mais j’avais du mal à trouver autour de moi des céramiques de qualité. C’est là que je me suis dit, pourquoi ne pas les faire moi-même ? Chez moi, à Chiba, le centre culturel proposait justement des cours de céramique. Je m’y suis inscrit et me suis mis à fabriquer des pots de petite taille. Les formateurs me poussaient à faire des choses utiles, des tasses, par exemple. Mais je n’avais pas envie de ça. Ce qui me plaisait à moi, c’était de fabriquer des pots. Ils n’ont pas apprécié et je me suis fait exclure du cours.
Aviez-vous un accès à l’art contemporain ?
J’aime l’art depuis très longtemps, y compris l’art contemporain, et je m’y intéresse depuis mon adolescence. Cela dit, il m’arrive de ne pas apprécier les choses très récentes, en sculpture, notamment. Je trouve que trop souvent, les artistes produisent des œuvres avant tout pour qu’elles soient montrées. Leur ego est trop présent. C’est pour ça que je n’aime pas tellement la sculpture contemporaine. Avec Isamu Noguchi, par exemple, nous sommes plus proches de la nature, ce qui me plaît davantage – mais j’aime moins ce que font la plupart des autres sculpteurs.
Qu’est-ce qui vous attire particulièrement dans le tsubo, cette forme très particulière de jarre japonaise ?
J’ai pris conscience que, dans le cas d’une jarre tusbo, on ne peut pas voir l’intérieur : on la “connaît” de l’extérieur, mais l’intérieur reste inaccessible au regard. C’est exactement comme pour un être humain : on voit son apparence extérieure, mais l’intérieur est invisible. Comme je l’ai déjà dit, ce que je n’aime pas dans la sculpture d’aujourd’hui, c’est qu’elle est là d’abord pour montrer. Tout l’enjeu du tsubo, c’est justement ce qu’il ne montre pas.
Ce n’est cependant pas exactement la même chose avec vos sculptures, parce qu’on peut tout de même regarder à l’intérieur, non ?
Oui, mais à condition de s’en approcher. Sinon, on ne voit rien du tout.
Je n’aime pas tellement la sculpture contemporaine. L’ego des artistes est souvent trop présent.
Vous réfléchissez beaucoup à la culture japonaise, et vous m’avez dit ressentir une certaine perte des traditions dans le Japon contemporain. En quoi votre travail peut-il contribuer à faire prendre conscience de cette disparition ?
Après la Seconde Guerre mondiale, le Japon est devenu une société de consommation ; nous nous sommes mis à produire beaucoup plus et à moindre coût, ce qui nous a conduits à jeter plus facilement les choses. Le Japon n’a d’ailleurs pas été le seul à suivre cette voie – qui me déplaît, parce que j’aime les objets anciens et vintage. J’ai cherché à comprendre d’où venait mon intérêt pour ces objets du passé, qui suscitent mon empathie. C’est un peu comme la vie elle-même : en vieillissant, nos souvenirs s’accumulent. Les objets anciens portent en eux une histoire, une mémoire. Aujourd’hui, et en particulier depuis les années 1970, les gens oublient ces histoires – il faut sans cesse consommer, acheter le dernier modèle. Mes tsubos sont des sculptures humaines qui ne peuvent pas servir de contenant, par exemple. Elles n’ont pas de fonction identifiable. Alors, à quoi servent-elles ? C’est la question que je pose.
Parallèlement à votre travail actuel, vous menez un projet consistant à racheter d’anciennes maisons dans la ville de Chiba, dans le but de les rénover. Vous souhaitez, je crois, en faire des résidences d’artistes. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Comme pour le reste, dans la société japonaise actuelle, les gens privilégient toujours l’achat d’un logement neuf. Ils considèrent que les vieilles maisons sont laides, et qu’il faut démolir les bâtiments du passé. L’ancien, c’est mal, le neuf, c’est bien. Pour ma part, comme je le disais, j’ai une tendresse particulière pour les récits voués à l’oubli. Je suis profondément connecté à la nature et à l’histoire, qui stimulent aussi ma créativité. Je ne pourrais pas travailler dans une grande tour moderne, ou dans un bâtiment flambant neuf en béton. Je n’y trouve aucune inspiration.
Mes tsubos sont des sculptures humaines, sans fonction identifiable. Alors, à quoi servent-elles ?
Vous voulez dire que vous ne pourriez pas créer dans un tel environnement ?
En effet. Pour être créatif, j’ai besoin d’être en symbiose la nature, en relation avec l’histoire – et de bien manger. À ce moment-là, je souris, j’ai envie de fabriquer mes céramiques, je veux “avaler” une plus grande partie de cet environnement. Dans une pièce aux murs de béton, ou dans n’importe quel autre environnement moderne, je ne pourrais jamais éprouver le même élan créatif. La qualité de l’espace et la qualité de la nourriture me font ressentir l’histoire. J’ai envie de dire aux gens de redonner vie à leurs instincts. C’est l’instinct qui nous permet de fabriquer des objets, du chant, de la danse, tout cela à la fois.
Certains de vos tsubos sont peints, d’autres non. Qu’est-ce qui motive ce choix, et quelle est l’origine des motifs ? D’où vient votre inspiration ?
J’aime énormément peindre et dessiner. Ce n’est pas indispensable à ma pratique, mais quand ça vient, j’ai besoin de me laisser porter, de façon spontanée, automatique. Je ne prépare rien à l’avance. Pour moi, ce doit être un moment de vie, où je me contente de suivre mon instinct !
À quoi correspondent les mots inscrits sur vos tsubos ?
Ils sont tirés de la littérature. J’aime lire des romans du passé – Dostoïevski, ce genre d’auteurs. Jack Kerouac, aussi. Mais peu importe que l’ouvrage soit ou non un livre majeur. Parfois, je note simplement les mots, dans l’instant, et une fois qu’ils sont notés, je les oublie totalement.
J’ai une tendresse particulière pour les récits voués à l’oubli.
Selon vous, pourquoi vos pièces plaisent-elles aux collectionneurs ?
Je crois que c’est lié à ce que je vous disais tout à l’heure, à ma nouvelle “devise” : ne jamais oublier son instinct ! Quand je contemple le marché de l’art, je me rends compte qu’il est en très grande partie conceptuel. Pour comprendre certaines œuvres, il faut presque résoudre un casse-tête ! Peut-être que certains collectionneurs aiment mon travail parce qu’ils recherchent des œuvres plus instinctives, parce qu’ils en ont assez des pièces trop conceptuelles ou trop complexes. Ils attendent peut-être plus de simplicité.
Kazunori Hamana est représenté par le galerie https://www.blum-gallery.com
Et en Europe par http://m.pierremariegiraud.com