Ron Mueck’s outsized artworks invade the Fondation Cartier
Pyramides de crânes XXL, bébé et chiens géants… Le grand sculpteur australien Ron Mueck est de retour à la Fondation Cartier à Paris pour sa troisième exposition dans l’institution, présentée jusqu’au 5 novembre 2023. L’occasion de se replonger dans une pratique aussi impressionnante que dérangeante, enrichie de nouvelles créations démesurées.
Par Matthieu Jacquet.
by Matthieu Jacquet.
Dans le monde de l’art aujourd’hui, le mot “démesure” s’emploie sans modération, au risque du galvaudage. Pour l’œuvre de Ron Mueck, toutefois, il reprend tout son sens. La preuve à la Fondation Cartier : jusqu’à l’automne, dans le cadre de sa nouvelle exposition personnelle, le sculpteur australien dévoile une installation colossale renversante. Cent crânes blancs en résine d’une hauteur d’1,50 mètres s’amoncellent dans l’architecture signée Jean Nouvel, perdant le visiteur dans leurs sinueuses cavités. Encerclé par ces têtes accumulées, qui dessinent dans l’espace une forme de parcours, le visiteur n’a de choix que de se plonger dans cette vanité monumentale ultra contemporaine. Car ici, le crâne, élément caractéristique de ce genre pictural né au 17e siècle, n’est plus seul mais en nombre. Sorti du tableau, il se mesure désormais à la taille de l’individu, le confrontant frontalement au “caractère transitoire de la vie humaine”, comme l’écrivait l’historien Ingvar Bergström, spécialiste de la vanité. Avec cette œuvre Mass, conçue en 2017, Ron Mueck opère un véritable tour de force et dévoile au public européen un nouveau pan de sa pratique sculpturale entamée il y a vingt-quatre ans, notoire pour la confrontation entre le réalisme confondant de ses corps humains et le bouleversement des rapports d’échelle.
Une sculpture hyperréaliste qui bouleverse les rapports d’échelle
Il faudra quelques pas supplémentaires pour reconnaître sans équivoque la patte caractéristique de l’artiste australien, dans l’autre grande salle du rez-de-chaussée de la Fondation Cartier. Un bébé géant (A Girl), étendu de tout son long sur un socle blanc, saisit immédiatement par ses dimensions, mais aussi son réalisme : peau fripée, traces de sang, cheveux collés au crâne par l’humidité ou encore cordon ombilical… Ron Mueck n’épargne au public aucun détail. Depuis la fin des années 90, l’artiste s’emploie en effet à retranscrire la chair des êtres vivants – principalement humains – avec une précision chirurgicale, passant généralement d’un moule en argile à un volume en résine ou en silicone qu’il fignole ensuite à la peinture et agrémente de cheveux, vêtements et éléments divers. Une technique remarquable qui a érigé l’artiste, aujourd’hui âgé 65 ans, en grand ponte de la sculpture hyperréaliste, mouvement né aux États-Unis dans les années 60 qui s’empare des techniques et matériaux de pointe pour proposer des des représentations au plus fidèles de l’existant. Ron Mueck se défend cependant de cette filiation : chez lui, tout est avant tout question de proportions.
À peine plus hauts qu’un vase ou mesurant deux fois la taille d’un humain moyen, ses œuvres aux dimensions extrêmes s’écartent habilement de la nature et font naître chez le public, qui s’étonne du naturalisme impressionnant de leur texture et de leurs détails, un puissant sentiment d’inquiétante étrangeté. En atteste A Girl (2006), où les quelques dizaines de centimètres habituellement atteints par un nourrisson laissent place à un corps étendu de cinq mètres de long à l’aspect repoussant voire monstrueux – bien que très fidèle à son modèle. C’est précisément dans cette ambivalence que le sculpteur a trouvé sa singularité dès ses débuts, en 1996 : à la différence de ses aînés Duane Hanson et John De Andrea, Ron Mueck ne cherche pas à retranscrire le réel, mais bien à utiliser ses composantes pour mieux déranger le spectateur. Au point que ce dernier se voie comme un lilliputien dans un monde de géants.
Une œuvre intemporelle et universelle qui continue à se renouveler
Si Ron Mueck envisage son œuvre comme un grand continuum sans point de rupture, cette nouvelle exposition laisse apparaître quelques nouveautés dans sa sculpture. Entre les crânes monochromes d’un blanc éclatant – tranchant avec l’habituelle teinte jaunie des os vieillissants –, et les trois immenses chiens noirs présentés au sous-sol, l’artiste s’émancipe peu à peu du réalisme pour se concentrer sur l’effet de l’œuvre, de plus en plus absolue, et son expérience totale : tel un Cerbère, le trio canin haut de trois mètres semble ainsi garder l’espace faiblement éclairé, confrontant le public à son gigantisme et sa présence menaçante. Fidèle au travail de la main, Ron Mueck enrichit également sa palette d’outils de nouvelles technologies telles que l’impression 3D, qui l’a aidé pour réaliser cette pièce inédite. Mais l’œuvre la plus surprenante de cette présentation restera sans doute la petite sculpture en argile rouge, scène d’une grande expressivité où apparaissent cinq hommes en train de ligoter un cochon au sol. Pour la première fois de sa carrière, l’Australien a choisi de laisser la terre crue, marquée par quelques traces de doigts, et l’œuvre non finie, assumant une forme d’imperfection. “Ron travaillait sur cette nouvelle série de sculptures et voulait les inclure dans le catalogue, confie Charlie Clarke. Il a donc choisi de présenter celle-ci, bien qu’en cours de réalisation. Comme s’il faisait un arrêt sur image”.
C’est bien là ce que propose cette nouvelle exposition, aux antipodes de l’accrochage thématique : l’état des lieux d’une œuvre monumentale mais “intemporelle”, délestée de ses repères chronologiques pour nourrir une réflexion infinie sur la condition humaine qui se prolongera bien au-delà de nos existences respectives. Heureux concours de circonstances, à l’issue de notre visite arrivait la toute dernière œuvre de l’exposition, débarquée d’un camion: une réplique des crânes blancs coulée dans le bronze. Postée devant l’entrée de l’institution, cette vanité noire de plus d’une tonne semble se faire le porte-voix de l’artiste et du fameux adage memento mori. Preuve que la démesure peut elle aussi appeler à l’humilité face à l’inévitable finitude, d’autant plus lorsqu’elle mobilise des icônes universelles qui sauront passer l’épreuve du temps.
Ron Mueck, jusqu’au 5 novembre 2023 à la Fondation Cartier, Paris 14e.
Un artiste rare et à contre-courant
Ancien marionnettiste pour le Muppet Show, l’Australien conserve, quelle que soit l’échelle, la même minutie pour toutes ses œuvres. Face à leur ampleur, on l’imagine entouré de dizaine d’assistants dans un studio organisé au cordeau, à l’image de celui de ses confrères Daniel Arsham, Anish Kapoor, ou encore le duo scandinave Elmgreen & Dragset. C’est pourtant tout l’inverse : il y a quelques années, l’artiste quittait Londres pour installer son atelier sur l’île de Wight, où il réalise ses œuvres seul, des premières maquettes et moulages au dernier poil posé sur la résine. “Tout doit venir de lui, même le geste le plus infime”, explique Charlie Clarke pendant le montage de l’exposition. Proche ami et collaborateur de l’artiste depuis une vingtaine d’années, le commissaire associé de cette nouvelle proposition s’occupe de la logistique requise par les œuvres et leur conservation, ainsi que de leur accrochage, dont il discute constamment avec l’artiste, sans pour autant toucher aux œuvres elles-mêmes. “Je suis comme une paire de mains supplémentaires, une extension de lui : je l’aide, je l’assiste ou le conseille, mais je ne prends jamais sa place”, précise le Londonien, qui se fait également porte-parole de l’artiste dans les médias. Car Ron Mueck refuse de s’exprimer publiquement sur son travail et accepte très rarement de se faire photographier, fuyant dès que possible les mondanités liées au microcosme de l’art contemporain. Lors des visites organisées quelques jours avant le vernissage à la Fondation Cartier, l’artiste, très impliqué dans l’accrochage de ses expositions, apparaît ainsi dans un coin en train d’ajouter les dernières touches de peinture à ses sculptures, préférant largement cette activité aux questions des journalistes. “Ron a toujours privilégié la fabrication sur le discours, confie Charlie Clarke. Pour lui, une œuvre doit se suffire à elle-même.”
C’est en 2005 que la Fondation Cartier révèle le travail de Ron Mueck au public français. Depuis, l’institution parisienne et son directeur Hervé Chandès font partie de ses plus fervents soutiens, comme l’illustre cette troisième exposition personnelle de l’artiste entre ses murs. Au fil des années 2000, l’artiste a été exposé dans des institutions du monde entier, de l’Andy Warhol Museum à Pittsburgh à la Biennale de Venise, et représenté par la méga-galerie Hauser & Wirth pendant près de dix ans, avant qu’il ne la quitte pour Thaddaeus Ropac. Malgré cette renommée internationale, et en conséquence de sa pratique, le processus créatif de Ron Mueck reste assez lent, à contre-courant des injonctions du marché à produire toujours plus et plus vite. Pour les cent crânes géants de Mass (2017), installation produite initialement pour la National Gallery of Victoria de Melbourne, il aura ainsi fallu un an à l’artiste pour réaliser le moule d’origine et en être satisfait, puis une année supplémentaire pour le décliner en 99 autres exemplaires. Sans compter les deux mois de voyage maritime de la pièce de l’Australie à la France, répartie sur douze bateaux. La démesure de l’œuvre de l’artiste frappe ainsi d’autant plus par ce contraste, entre l’intimité et la solitude de sa pratique et le considérable déploiement logistique et humain nécessaire à son transport et son exposition.
Aujourd’hui, seules quarante-huit œuvres de l’artiste existent, conservées soit dans son atelier, soit chez des collectionneurs ou dans les stocks de son galeriste. Un corpus réduit qui n’a fait qu’appuyer sa notoriété et attiser le désir des collectionneurs pour ses œuvres rares : en 2011, sa sculpture Big Baby était ainsi adjugée près d’un million d’euros par la maison Christie’s. De fait, l’artiste a pour habitude de parcourir l’intégralité de son œuvre pour chaque nouvelle exposition, en vue d’en extraire une nouvelle sélection. Au sous-sol de la Fondation Cartier cet été, l’artiste réunit par exemple un nouveau-né miniature daté de 2000, l’œuvre Man in a Boat (2002), représentant un petit homme assis dans une barque, et deux sculptures inédites. Il y a dix ans, il orchestrait dans le même bâtiment, la rencontre improbable d’un grand poulet suspendu et d’un couple géant – un vieil homme et une vieille femme en maillot de bain, allongés sous un parasol. En 2005, c’était cette fois une immense jeune femme, couchée dans un lit, qui attendait les visiteurs du sous-sol, tandis qu’un visage de femme noire, aussi haut qu’un enfant, émergeait d’une cimaise au rez-de-chaussée pour attraper l’attention du spectateur.
In today’s art world, the word ‘excess’ is unreasonably used, and at times, overused. However, as far as Ron Mueck’s work is concerned, the term takes back its original meaning. The proof is at the Fondation Cartier, where the Australian sculptor is unveiling a monumental installation as part of his new solo exhibition until fall. A hundred of white resin skulls, each up to 1.50 meters high, pile up in the architectural space designed by Jean Nouvel like a labyrinth of sinuous cavities. Surrounded by that build-up of heads, which draws a pathway through the exhibition space, the visitors have no choice but to immerse themselves in this ultra-modern, gigantic vanitas. The skull, a key element of that pictorial genre born in the 17th century, is no longer alone but available in great numbers here. Once painted on a canvas, it now stands up to the individuals’ size, confronting them head-on with the “transitory nature of human life”, as the historian and specialist in vanities Ingvar Bergström coins it. Ron Mueck’s Mass (2017) is a genuine feat that reveals a new side of his sculptural practice to the European audience. A twenty-four-year-old practice renowned for confronting the confusing realism of human bodies and the disruption of scale.
A hyper-realistic sculpture that shakes up the relationships of scale
It will take a few more steps to the next large room on the ground floor of the Fondation Cartier to distinctly make out the Australian artist’s signature stroke. A giant baby (A Girl), stretched out on a white base, immediately stands out thanks to her size and realism. Wrinkled skin, traces of blood, damp hair on her skull, umbilical cord… Ron Mueck spares the public no detail. Since the late 1990s, the artist has been working on recreating the flesh of living beings – mainly humans – with surgical precision, usually going from a clay mold to a volume made of resin or silicone that he would eventually paint and embellish with hair, clothes, and other additional elements. This remarkable technique has established the 65-year-old artist as a leading figure of hyper-realist sculpture, a movement that emerged in the United States in the 1960s characterized by the use cutting-edge techniques and materials to offer the most faithful representations of life. Yet, Ron Mueck denies that affiliation. To him, everything is about of proportions.
Either barely taller than a vase or twice the size of the average man, his spectacular artworks skillfully depart from nature and trigger a powerful and troubling strangeness in the visitor, who remains stunned by the impressive naturalism of their texture and details. A Girl (2006) is the perfect illustration, as the usual few dozen centimeters of a newborn now translate into a five-meter-long body, which looks repulsive, even monstrous, yet very faithful to its model. This ambivalence has shaped a doorway to the sculptor’s singularity since his debut in 1996. Unlike his predecessors Duane Hanson and John De Andrea, Ron Mueck does not seek to transcribe reality, but rather to use its components to better disturb the viewers to the point where they see themselves as Lilliputians in a world of giants.
A rare artist, against the current
As a former puppeteer for The Muppet Show, the Ron Mueck pays the same attention to details in each one of his works, whatever the size. Given the size of his artworks, one might picture him surrounded by dozens of assistants in a neat studio, like his colleagues Daniel Arsham, Anish Kapoor, or the Scandinavian duo Elmgreen & Dragset. In fact, the opposite is true. A few years ago, the artist left London to set up his studio on the Isle of Wight, where he creates everything all by himself, from the first models and casts to the last hair on the resin. “Everything has to come from him, even the most insignificant gesture,” Charlie Clarke explains during the installation of the exhibition. The latter, a close friend and collaborator of the artist for over twenty years and the associate curator of his new project, manages the logistics required for the works, from their conservation to their hanging, which he constantly discusses with the artist, without ever touching the artworks. “I’m like an extra pair of hands, an extension of him. I help, assist, and advise him, but I never replace him,” the Londoner explains, acting like the artist’s spokesman for the media. Ron Mueck refuses to speak publicly about his work and rarely agrees to be photographed, shunning as much as possible the mundanities that go with the microcosm of contemporary art. During the press visits scheduled a few days before the opening of the exhibition at the Fondation Cartier, the artist, who is quite involved in the hanging of his works, stood in a corner to add the final touches of paint on his sculptures, rather than answering the journalists’ questions, to his greatest delight. “Ron has always favored craft over discourse,” Charlie Clarke states. “For him, a work should stand on its own.”
The Fondation Cartier first revealed Ron Mueck’s work to the French public in 2005. Since then, the Parisian institution and its director Hervé Chandès have been among its most fervent supporters, as reflected by this third solo exhibition. Throughout the 2000s, his work has been exhibited worldwide, from the Andy Warhol Museum in Pittsburgh to the Venice Biennale, and the artist has been represented by the great Hauser & Wirth Gallery for almost ten years, before joining the Thaddaeus Ropac Gallery. Despite his international reputation, Ron Mueck’s creative process remains quite slow because of his practice, which thus goes against the flow of the market’s injunctions to continually produce more art and faster. For the hundred giant skulls of Mass (2017), an installation initially produced for the National Gallery of Victoria in Melbourne, it took the artist an entire year to design an original mold that would satisfy him, and another year to make 99 copies of it… not to mention the two-month sea journey on twelve different ships from Australia to France. The monumental dimension of his works is even more striking when one contrasts the intimacy and solitude of his practice with the considerable logistical and human effort required to move and exhibit them.
Today, only forty-eight artworks exist and are either stored at the artist’s studio, at his gallerist’s, or at the collectors’ homes. In 2011, Christie’s auctioned his sculpture Big Baby for nearly a million euros. The artist has actually made a habit of going through his entire body of work and extracting an original selection for each new exhibition. For instance, a miniature newborn baby made in 2000, the artwork Man in a Boat (2002) depicting a tiny man sitting in a boat, and two previously unseen sculptures, will be gathered by the artist in the basement of the Fondation Cartier this summer. Ten years ago, in that same building, he orchestrated the unlikely encounter between a large, hanging chicken and a giant couple – an old man and woman wearing swimsuits and lying down under a parasol. In 2005, a giant young woman lying down on a bed was waiting for the visitors in the basement, while the face of black woman, as tall as a child, emerged from a picture rail to catch the viewer’s eye on the ground floor.
A timeless and universal work that continues to renew itself
Although Ron Mueck pictures his work as a long continuum with no breaking point, this new exhibition reveals some sculptural innovations. Among the dazzling white monochrome skulls – a sharp contrast with the usual yellowish hue of ageing bones – and the three gigantic black dogs in the basement, the artist gradually emancipates himself from realism and focuses on the effect caused by an increasingly absolute work and its overall experience. Like Cerberus, the three-meter-high trio of dogs seem to keep the space dimly lit, confronting the visitors with its immensity and menacing presence. Though faithful to his hand-crafted technique, Ron Mueck also incorporated new technologies to his toolbox, such as 3D printing, which helped him design this exceptional piece of art. Yet, the most surprising artwork of the exhibition remains the small sculpture made of red clay – a highly expressive scene staging five men tying up a pig on the ground. For the first time in his career, the Australian artist chose to leave his work unfinished, with raw clay and a few fingerprints on it, as a deliberate form of imperfection. “Ron was working on this new series of sculptures and wanted to include them in the catalogue,” Charlie Clarke says. “So, he chose to present this one, even though it was still a work progress, as if he was making a freeze-frame.”
At odds with the thematic display, that is exactly what this new exhibition offers – the freeze-frame of a monumental and ‘timeless’ work, deprived of any chronological reference, which fosters an endless reflection on the human condition that will extend far beyond our respective lives. Through a fortunate turn of events, the very last work of the exhibition arrived right at the end of our visit. A replica of the White Skulls cast in bronze was unloaded from a lorry and placed at the entrance of the foundation. Weighing over one ton, the black vanitas morphs into a megaphone for both the artist and the famous aphorism memento mori. Proof that excess can also be humbling in the face of the inevitable finiteness, and even more so when it mobilizes universal icons that will stand the test of time.
Ron Mueck, until November 5, 2023 at the Fondation Cartier, Paris 14th.